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10/24/2013 «Dat Troi»
Nguyen Thien Dao : Khai Giac pour solistes, chœurs et orchestre – Sudi Trahn pour six cithares vietnamiennes – Can Thuc pour cithare vietnamienne et quintette à cordes – Khoi Hat pour vièle vietnamienne – Khoi Truong Chi pour monocorde – Khoi Song pour cithare vietnamienne seule
Bich Thuy (soprano), Anh Dung (ténor), Quoc Hung (baryton), Thuy Anh (vièle), Ngo Tra My (monocorde), Thanh Thuy (cithare), Ensemble Suoi Tranh (cithares), Quintette à cordes de l’Académie de musique du Vietnam, Chœur de moines bouddhistes, Chœur mixte et Orchestre de l’Académie de musique du Vietnam, Nguyen Thien Dao (direction)
Enregistré au Studio de l’Académie de musique du Vietnam (sans précision de date) – 66’10
Sismal Records SR008 (distribué par Distrart)
Les récentes œuvres de Nguyen Thien Dao (né en 1940) relèvent de nouveau d’une fascinante fusion intime de ses deux cultures. Les racines du compositeur plongées dans une solide sensibilité vietnamienne, son écriture procède de l’organisation et de la technicité poussée de la musique de notre époque fortement marquées par sa formation française et l’esprit de liberté que lui insuffla Olivier Messiaen dont il fut l’élève. Sa volonté d’observer une «exigence d’écriture et de forme» s’associe au vœu de créer une «musique de lyrisme, de passion et de caractère épique» les deux pleinement tenus dans ce programme (réalisé avec la participation du ministère de la culture, de la SACEM, de Radio France et de la SCAD et soutenu par la Fondation Francis et Mica Salabert et l’Union générale des Vietnamiens en France), qui comporte des œuvres écrites pour des instruments traditionnels vietnamiens, la cithare une fois associée au quintette à cordes et l’effectif instrumental occidental de Khai Giac mis au service de son inspiration bouddhiste.
Quelle qu’en soit l’instrumentation, l’originalité de la musique de Nguyen Thien Dao demeure dans l’art de créer, sans autre ligne thématique, de riches textures mobiles sur un infime partie de l’ambitus jusque sur l’ambitus intégral. Les textures, unies ou brodées, se trouvent ainsi densifiées ou éclaircies selon les besoins de l’œuvre, et agrémentées par la qualité nuancée des timbres changeants. Aucun son non soliste ne semble connaître de hauteur fixe, tremblant ou scintillant, grâce aux pupitres fortement divisés ou à un vibrato recherché, au bord de la justesse tonale ou modale, se divisant à l’infini en fractions de ton enchaînées en canon serré, traitées comme des tuilages d’un Ligeti mais produisant leurs propres effets. Parallèlement, Dao dynamise les silences et diversifie les registres, les tempi, les rythmes, les dynamiques et la puissance sonore de manière lentement progressive ou étonnamment abrupte mais toujours avec une subtilité musicale sans faille. Du plus profond vient son expressivité saisissante, lyrique ou heurtée, méditative ou sauvage, sombre ou clair.
Khoi Giac (2007-2008) n’y fait pas exception. C’est un oratorio d’un dramatisme intense qui oscille entre consonance pentatonique et dissonance au cours des sept volets – «Méditation Vipanassa», «La Mort», «La Folie-La Joie-La Colère», «Combat contre le mal», «Méditation Dhyana», «L’Envol», «Le Nirvana» – qui symbolisent les sept semaines de la méditation bouddhique et l’acheminement vers la lumière traduits dans un vibrant langage musical aventureux. Les voix solistes, proches parfois du parler, profitent de la technique vocale vietnamienne aux portamenti parfois étonnants. Hormis le chœur bouddhiste, les techniques chorales restent classiquement à l’unisson, polyphoniques ou tuilées tout en préservant un caractère propre. Les contrastes sont grands. L’orchestre étire de longues tenues instables dans le suraigu ou dans le grave profond, évoluant sans peine entre les deux, les frémissements et les fracas, émanant comme d’un seul instrument, soudain étoilés des sons d’une percussion recherchée ou des sons cuivrés ou flûtés de brèves interventions plus fortement rebelles. Malgré une orchestration par ailleurs semblable, le cinquième volet reste à part, la percussion vietnamienne, le chœur bouddhiste et le récitant évoquant pour le néophyte le climat d’un temple en pleine activité, alors que le statisme dynamique du sixième volet et la longue montée en puissance du septième, les deux magnifiques, évoquent des techniques occidentales épicées au son des gongs et des tam-tams de bronze.
A l’écoute de ce programme, il est possible que les uns et les autres, d’Orient comme d’Occident, entendent en premier lieu ce qui leur est étranger avant d’en apprécier la synthèse, cela plus encore pour les œuvres solistes aux sonorités ou aux traitements inhabituels. Tous reconnaîtront, cependant, la rigueur de l’écriture et le grand talent des musiciens virtuoses, dont la maîtrise, la dextérité et la musicalité sont patentes. Les sons les plus inusités proviennent de l’étonnante tessiture du monocorde de Ngo Tra My, qui exécute Khoi Truong Chi (2004), une partition à base de glissandi résonants ponctués de feulements graves qui, simultanément, alterne cliquetis, hoquets et claquements secs, certains passages portant à songer à un instrument électronique tel le theremin. L’archet et les doigts de Thuy Anh sur les deux cordes et le bois de la vièle vietnamienne multiplient les effets lyriques et techniques de Khoi Hat (2005) avec une virtuosité digne des Sequenze de Berio, la spécificité de la caisse de résonance de la vièle faisant la différence sonore avec les cordes européennes. Khoi Song (2005), pour cithare, déploie sous les doigts ou le plectre agiles de Thanh Thuy une variété de timbres qui semblent aller de la harpe à la mandoline, bruitages et pizzicati de caractère entre les deux.
Avec des effets semblables, Dao a recours à une saisissante polyphonie complexe pour Suoi Tranh (2010), pièce récente aux courbes mélodiques graciles, ou puissante sous les différences d’attaque et la vélocité bondissante de sons rapidement répétés. La première partie de Can Thuc (2008) est d’une nature tout à fait autre. Il s’agit de la transcription d’une mélodie modale pour soprano et cordes en apparence d’une grande simplicité, la ligne du chant confiée à une cithare touchante et poétique, les cinq cordes dans un rôle de discret accompagnement. Une rupture se produit à mi-chemin: plus expressionniste, la cithare dans le grave domine les micro-intervalles serrées des cordes plus rares avant de se glisser de nouveau vers la mélodie, reprise in fine aux cordes.
L’enregistrement comme l’orchestre est sous la direction du compositeur, qui cherche la précision et le parfait équilibre. L’ensemble, aux techniques exploratrices, sort de l’ordinaire mais, beauté sonore, «lyrisme, passion et caractère épique» atteints, ne manquera pas de séduire l’esprit ouvert des mélomanes.
Le site de Nguyen Thien Dao
Christine Labroche
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