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06/15/2013 Hugo Wolf : Italienisches Liederbuch
Joan Rodgers (soprano), Roderick Williams (baryton), Roger Vignoles (piano)
Enregistré à Champs Hill (3-6 juillet 2012) – 77’09
Champs Hill Records CHRCD054 – Notice (en anglais) de Roger Vignoles et textes inclus
Paul Heyse (1830-1914) a édité en 1860 sa traduction des Canti popolari toscani récoltés et annotés par Giuseppe Tigri et publiés en 1856. Personne ne sait exactement quand Hugo Wolf (1860-1903) eut connaissance de ce recueil mais, à la suite de son Spanisches Liederbuch (1889-1890), il y trouva une nouvelle source d’inspiration remarquable. Son impulsion musicale venait de plus en plus profondément des textes dans lesquels il s’investissait pleinement, et par conséquent l’unité musicale de son Italienisches Liederbuch reste parfaite malgré une longue gestation par deux fois interrompue – sept lieder en 1890, quinze en 1891 et vingt-quatre en 1896. Ce sont des lieder composés dans le pur esprit du genre – la traduction s’y prête et la couleur italianisante peut-être attendue fait place à la force du jeu dramatique. Wolf, passé maître de l’art de la miniature caractérisée et intime, laisse surgir en quelques traits l’intensité du sentiment et la psychologie piquante ou dramatique des personnages, homme ou femme, le piano, auquel il accorde toujours beaucoup d’importance, révélant la teneur dominante des sentiments, exprimés ou enfouis. L’ensemble librement chromatique contient beaucoup de «musique pure», comme le compositeur l’exprimait lui-même, étrangement convaincu que certains lieder pourraient être repris par un quatuor à cordes.
Hormis quelques rares «vilota» vénitiennes, les poèmes sont principalement de brefs «rispetti» toscans, tous exprimant des humeurs amoureuses spontanées provoquées en réaction à l’absence vivement ressentie du ou de la bien-aimé(e) ou à son attitude précédant à peine le temps du poème. D’adoration en dépit, de fierté en humilité, de passion en angoisse, l’excès manque rarement, chacun préservant sa dignité ou se moquant de lui-même ou de l’autre par un vif trait d’esprit ironique. C’est très vivant et, grâce à la présence équilibrée des deux voix, le cycle se prête de manière idéale à un récital partagé. Prisés outre-Manche à juste titre, Joan Rodgers et Roderick Williams ont prêté leur talent à la création d’un microcosme dynamique en bousculant l’ordre, non imposé mais adopté par Wolf en vue de l’édition, pour que chaque lied paraisse découler du précédent en réponse ou en écho, ce sans chercher la stricte alternance des voix. C’est un long processus de lente métamorphose réussi car il n’y a ni dialogue réel ni trame narrative possibles. Relativement habitués à se produire ensemble, avec Roger Vignoles au piano, les trois artistes avaient déjà présenté avec succès dix-huit des quarante-six lieder de cette manière au Wigmore Hall de Londres en avril 2012. La confiance et la connivence qui existent entre eux en conséquence irriguent l’unité organique du cycle.
Quelle que soit l’interprétation, les premier et dernier lieder ne changent jamais de place. Par le sens, le premier peut se confier à une voix d’homme mais ici Joan Rodgers, soprano souple et expressive au timbre fruité, interprète les deux. Le premier, «Auch kleine Dinge», paraît une délicieuse plaidoirie indirecte pour les «petites choses» loin de l’éphémère qui vont suivre, alors que «Ich hab in Penna einen Liebsten wohnen», le dernier, fait fi avec ironie de l’amour vrai, sujet poétique du cycle entier. Si le premier fait appel à la séduction de sa voix, le dernier par sa vélocité staccato la pousse à la limite de la stridence, rare chez la soprano qui vient a bout des lieder les plus impertinents du cycle, tous destinés à la femme, avec beaucoup de panache. On peut la préférer dans des lieder plus intimement expressifs tel «Wie haben beide lange Zeit geschwiegen» ou le fragile ciselé de «O wär dein Haus durchsichtig wie ein Glas», qui bénéficient de son beau sens du phrasé. Malgré l’envergure et l’exigence de sa partie, Roger Vignoles, agile et expressif, reste en permanence à son écoute comme il le sera à chaque fois pour le baryton.
Roderick Williams est un des rares barytons dans ce répertoire qui ne fait pas aussitôt penser à Dietrich Fischer-Dieskau, souvent pour le faire regretter. Il diffère. Il a son style propre. Sa voix, plus légère que celle de son célèbre aîné, n’en est pas moins finement expressive. Il déploie une palette de fines couleurs nuancées et touche chaque lied de sa sensibilité intuitive. Les lieder qui pourraient convenir à un ténor lui vont bien: les délicieux passages en voix de tête d’«Ihr seid die Allerschönste», la touche d’ironie railleuse de «Ein Ständchen euch zu bringen», la tension émotive de «Wie viele Zeit verlor ich». Il réussit à merveille le mysticisme décalé de «Der Mond hat eine schwere Klag’ erhoben», nocturne fantasmagorique, comme la totale adoration amoureuse du sensuel «Wenn du mich mit den Augen streifst» ou encore la fluidité du discret balancement du «Nun lass uns Frieden schliessen», si délicat. La forme strophique et le caractère hymnique de «Benedeit die sel’ge Mutter» en fait un lied à part, mais le baryton anglais démontre son appartenance au cycle en créant avec retenue au cœur de sa simplicité apparente une ferveur amoureuse qui affleure la déraison.
Si, depuis 1958, l’interprétation d’Irmgard Seefried et de Dietrich Fischer-Dieskau, avec Erik Werba au piano, reste une version de référence malgré une certaine acidité chez la soprano, cette nouvelle interprétation ne souffre pas de la comparaison et peut nettement se préférer à la version d’Elly Ameling, Tom Krause et Irwin Cage enregistrée en 1980 et assez récemment rééditée. Krause, proche du timbre du baryton allemand mais ici plus solennel et, malgré un large vibrato, plus sec, n’en atteint pas les mêmes hauteurs interprétatives. Le récital de Joan Rodgers, Roderick Williams et Roger Vignoles vaut par l’équilibre esthétique et musical entre les trois parties et restera autant un plaisir pour les amateurs de Wolf qu’une excellente introduction pour qui ne connaît pas encore ce cycle.
Christine Labroche
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