Back
12/03/2012 Klaus Lang : Celibidache et Furtwängler. Le Philharmonique de Berlin dans la tourmente de l’après-guerre
Buchet Chastel (traduit de l’allemand par Hélène Boisson) – 446 pages, 23 euros
Voilà un bien utile ouvrage que celui de Klaus Lang qui, après avoir fait l’objet d’une première édition en mars 1988, nous revient aujourd’hui revu et enrichi. Le premier atout de cet essai, et non des moindres, est de bénéficier de documents inédits, passionnants et de première main, à commencer par les vingt-deux lettres que Furtwängler écrivit à Celibidache entre avril 1946 et octobre 1952, ainsi que les réponses de ce dernier (auxquelles Lang ne put avoir accès que tout récemment), sans compter les extraits de conversations qu’il a pu lui-même avoir avec le chef roumain ou la veuve de Furtwängler, Elisabeth.
A travers toutes ces pièces, Klaus Lang nous raconte une véritable aventure: la reconstruction du Philharmonique de Berlin au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Alors que Furtwängler est en Suisse et attend d’être jugé pour son attitude sous le régime nazi et que, de son côté, Celibidache continue d’étudier tranquillement à Berlin, c’est un quasi-inconnu, Leo Borchard, qui prend en main le célèbre orchestre. Mais il est tué par erreur par une balle américaine et, «faute de mieux», l’orchestre fait appel à Celibidache, qui va alors diriger un retentissant concert fin août 1945. Le succès est tel que l’orchestre le prend immédiatement comme chef principal, à tel point que Celibidache dirigera 108 concerts à la tête des Berliner au cours de la seule saison 1945-1946: il y en aura même 128 en 1946-47!
Or, Furtwängler est toujours là, au moins dans le cœur des musiciens, qui y voient le seul garant de la tradition du grand orchestre allemand. Bien qu’adulé par le public et très cher au cœur de l’orchestre, il doit néanmoins attendre d’être passé devant la commission de dénazification avant d’être de nouveau autorisé à diriger. Pendant ce temps, Celibidache est donc le chef le plus souvent requis par les musiciens mais c’est en vérité une solution d’attente. Comme l’illustrent les échanges de lettres entre les deux hommes, leurs rapports sont alors cordiaux et pleins de respect l’un pour l’autre (1): tandis que Furtwängler se replie sur la composition (principalement de sa Deuxième Symphonie, dont Lang nous montre la difficile gestation), Celibidache profite à plein de son statut de «directeur artistique et chef autorisé depuis le 1er décembre 1945».
Mais la volonté de Celibidache de faire des Berliner un orchestre «moderne» au sens américain du terme ne convient ni au public, ni aux critiques, ni même aux musiciens. Même si le chef roumain donne 414 concerts à la tête de l’orchestre entre 1945 et 1954, il n’en dirige que 40 au cours de la saison 1948-1949. Il faut dire qu’entre-temps, le contexte a évolué. En avril 1947, Furtwängler dirige pour la première fois depuis la guerre, à Rome, l’Orchestre de l’Académie Sainte-Cécile et, après son acquittement définitif, reprend le dessus aussi bien en Allemagne qu’en Autriche. Le 25 mai 1947, il donne son premier concert avec Berlin depuis la guerre, le programme étant tout entier consacré à Beethoven. Celibidache, qui multiplie les tournées avec d’autres orchestres, notamment en Amérique latine, est peu à peu relégué...
Les deux hommes se retrouvent néanmoins sur un accord commun: empêcher l’ascension de Karajan. Ainsi, en juillet 1947, Furtwängler exige du directeur du festival de Salzbourg que Karajan n’y dirige jamais de son vivant, faute de quoi lui-même n’y viendrait pas. L’interdiction de diriger qui pesait sur Karajan est levée en octobre 1947 et, dès cette époque, ses engagements se multiplient aussi bien à Londres qu’à Vienne. Assistant à certains de ses concerts, Celibidache tient Furtwängler informé de ses impressions concernant Mr Ka., comme l’un et l’autre le surnomment, mais leur ennemi commun ne suffit pas à les réunir de nouveau (2). Les critiques de Celibidache à l’égard du Philharmonique de Berlin, les atermoiements de Furtwängler, les transactions administratives marquent alors une période compliquée pour l’orchestre qui, finalement, prend Furtwängler comme chef officiel en janvier 1952. Les rapports avec Celibidache sont alors très tendus (Furt’ qualifiant même dans une lettre son attitude de «caprice de Prima Donna»), au point que celui-ci jette définitivement l’éponge. Il ne reviendra à Berlin qu’en 1994 pour un ultime concert consacré à la Septième de Bruckner.
Le livre se conclut alors sur une suite connue: le 20 septembre 1954, Furtwängler donne son dernier concert à une époque où son jeune rival autrichien dirige le Philharmonique pour la deuxième fois seulement depuis la guerre (1) et, alors que certains pressentent Karl Münchinger pour lui succéder, c’est donc Karajan qui l’emporte finalement à l’unanimité. Une autre aventure peut alors commencer.
Le livre fourmille de détails et c’est d’ailleurs là son principal handicap car les allers-retours chronologiques, le fait de passer de l’administration de l’Orchestre philharmonique de Berlin aux états d’âme de Furtwängler comme compositeur, ne rendent pas le suivi toujours aisé. Il n’en demeure pas moins que Klaus Lang, qui a notamment signé en 1992 un excellent Herbert von Karajan, Der philharmonische Alleinherrscher, fait œuvre de défricheur et nous offre là un ouvrage d’histoire musicale de tout premier plan.
(1) Cf. également Furtwängler, une biographie par le disque de Gérard Gefen, Belfond, 1986 (notamment pp. 68-69).
(2) Sur l’attitude de Furtwängler à l’égard de Karajan, on lira avec intérêt le livre Le cas Furtwängler, un chef d’orchestre sous le IIIe Reich d’Audrey Roncigli, Imago, 2009 (notamment pp. 82 sq).
(3) Cf. Herbert von Karajan, a Life in Music, Richard Osborne, Northeastern University Press, 1999 (p. 368).
Sébastien Gauthier
|