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12/14/2011 Franz Liszt : Les Années de pèlerinage Bertrand Chamayou (piano)
Enregistré au Théâtre Auditorium de Poitiers (mars, juin et juillet 2011) – 149’48
Coffret de trois disques Naïve V 5260 – Notice de présentation en français et anglais
Must de ConcertoNet
Après un remarquable disque Mendelssohn, Bertrand Chamayou (né en 1981) frappe un grand coup avec cet enregistrement de l’intégrale des Années de pèlerinage réalisé dans l’acoustique idéale du théâtre de Poitiers et édité avec soin par Naïve. Le pianiste français a pris le temps d’éprouver sur scène son Pèlerinage: «alors que je réfléchissais à un projet pour apporter une contribution au bicentenaire du compositeur hongrois, l’envie de relever le défi de cette œuvre fleuve s’est très vite emparée de moi, me poussant ainsi à réaliser mon propre pèlerinage au cœur de la création lisztienne [...] explorer encore un peu plus la diversité de cette musique [...] poursuivre ainsi la voie empruntée par quelques précurseurs comme Arrau, Bolet, Richter, Kempff ou Brendel pour redorer une réputation malmenée, voire éreintée dans le passé (parfois par les interprètes eux-mêmes), et dont quelques séquelles ont encore aujourd’hui bien du mal à se résorber».
Comme ConcertoNet le relevait lors d’un récent concert à Bordeaux, «la précision vigoureuse du toucher de Bertrand Chamayou n’a d’égale que la profondeur de sa compréhension de la pensée lisztienne». Le disque confirme cette évidence: l’interprète trouve le sens du rythme et évite les temps morts («Aux Cyprès de la Villa d’Este»), sachant garder son calme pendant la tempête («Orage», «Vallée d’Obermann») et construire patiemment l’émotion des épilogues («Les Cloches de Genève», «Sursum corda»), parvenant à replacer chaque pièce dans sa cohérence et son unité – par l’éloquence de la respiration et du souffle («Sposalizio», «Venezia e Napoli») –, réussissant à découper sans s’écorcher des arrêtes tranchantes («Sunt lacrymae rerum», «Après une lecture de Dante»). Le ton est juste et personnel – jusqu’à donner ce mystérieux sentiment de la redécouverte d’un répertoire que l’on croit familier. C’est dans les petites pièces, surtout, que le geste paraît le plus recréateur – dans une «Pastorale» virtuose, dans une «Eglogue» lumineuse, où vélocité ne signifie pas survol. Car, comme l’écrit si justement Dominique Fernandez dans la notice, «les acrobaties pianistiques de Liszt se dissoudraient dans le désordre si l’art de frapper la note juste ne les ramenait à une forme précise où elles trouvent leur accomplissement».
Aucune des intégrales de référence de ce cycle ne peut être tenue pour définitive. Aucune n’est véritablement incontestable. Trop affirmatif Lazar Berman? Trop libre Aldo Ciccolini? Trop personnelle France Clidat? Trop rêveur Nicholas Angelich? Trop subjective Mûza Rubackyté? Bertrand Chamayou n’est pas sans faille, lui non plus, manquant peut-être de soufre, de densité de frappe, de tendresse ou de vision métaphysique... pour faire oublier Claudio Arrau (dans «Après une lecture de Dante»), Alfred Brendel (dans «Vallée d’Obermann»), Jorge Bolet (dans «Les Cloches de Genève») ou Zoltán Kocsis (dans «Jeux d’eau à la Villa d’Este»). Ni, si l’on veut prendre des exemples plus récents encore, pour toucher autant que Nicolas Stavy ou Nikolaï Lugansky dans les deux derniers «Sonnets de Pétrarque». Bertrand Chamayou n’en livre pas moins une intégrale indispensable à tous les amoureux de Liszt: celle des Années de jeunesse de ce pianiste trentenaire, qui reprendra à coup sûr son bâton de pèlerin pour faire évoluer sa conception et sa compréhension de ce qui reste «une œuvre d’art totale, un langage poétique supérieur, uneDichtunguniverselle» (Nicolas Dufetel). Ainsi le bicentenaire de la naissance de Franz Liszt (1811-1886) se termine-t-il en beauté, avec cet album aussi inattendu que magistral.
Gilles d’Heyres
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