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11/02/2011 Kurt Weill : The Rise and Fall of the City of Mahagonny
Measha Brueggergsman (Jenny ), Jane Henschel (Leocadia Begbick), Michael König (Jim MacIntyre), Donald Kaasch (Fatty), John Easterlin (Jack O’Brien/Tobby Higgins), Otto Katzameier (Bank-Account Bill), Willard White (Trinity Moses), Steven Humes (Alaska-Wolf Joe), Orquesta y Coro del Teatro Real, Coro Intermezzo, Andrés Máspero (chef de chœur), Pablo Heras-Casado (direction musicale), Alex Ollé, Carlus Padrissa - La Fura dels Baus (mise en scène), Alfons Florès (scénographie), Lluc Castella (costumes), Urs Schönebaum (lumières), Andy Sommer (réalisation)
Filmé au Teatro Real de Madrid (septembre 2010) – 138’
DVD BelAir Classiques BA067 (distribué par Harmonia mundi) – Format 16/9, NTSC. Code région, 0. Son : PCM Stéréo, Dolby Digital 5.1
Sélectionné par la rédaction
La nouvelle production du collectif catalan La Fura dels Baus fait mouche. Alex Ollé et Carlus Padrissa présentent au Teatro Real de Madrid l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill sur le livret politico-satirique de Bertolt Brecht. Le spectacle marque le début de la première saison de Gérard Mortier au Teatro Real où il a pris ses fonctions de directeur artistique en septembre 2010.
Un des points forts, sinon le premier point fort de cette production est sans aucun doute la prestation du jeune chef espagnol Pablo Heras-Casado. Sa direction révèle la cohérence, l’intensité et la passion de la partition de Weill, elle en met pleinement en valeur les fines nuances dramatiques et à la fois le plaisir et l’ironie des rythmes parfois chaloupés ou jazz. Brecht tenait comme toujours à une distanciation stimulant le spectateur qui devient acteur par la pensée et par le raisonnement. Le hiatus recherché par Weill entre le spectacle sur scène et la musique orchestrale, entre la mise en musique du texte et le contrepoint de l’orchestre, est l’élément choc qui favorise cette distanciation lors du passage à la scène lyrique du pur théâtre brechtien. Pablo Heras-Casado en devient le catalyseur dynamique, son orchestre à l’écoute, et merveilleusement efficace.
Le décor ne laisse aucune illusion quant à la thèse qui anime Mahagonny – pas de façade, la scène se construit directement sur une décharge d’immondices, trois montagnes de sacs-poubelles bien remplis immobilisés en fin de chute libre. C’est une image symbolique, certes, mais une image bien réelle du quotidien d’une société matérialiste basée sur le toujours plus et donc sur l’argent. Brecht, écrivant en 1927, était à la fois de son temps et prophétique. Pour Mahagonny, il étendit la réflexion jusqu’à une société fondée sur la corruption, et la vision qu’en donnent la scénographie, les costumes et la mise en scène alerte au Teatro Real en 2010 est des plus virulentes et des plus corrosives.
D’un écrivain de cet ordre, la version originale en allemand doit apporter une puissante couleur dramatique mais la Fura dels Baus opte pour une version anglaise (dans une traduction de Michael Feingold), peut-être pour accentuer l’unité de lieu – un vague Las Vegas en herbe –, la logique des noms et l’inspiration par moments américaine (jazz, rag-time...) du style musical. Les interprètes principaux sont anglophones à l’exception de Michael König, qui entretient des liens avec le Canada, et, au-delà de ce fait, leur diction est parfaite. Si l’on peut regretter l’impact d’«Alabama Song» ou «Benares Song» soudain en anglais au sein de l’allemand, ici tout coule comme de source, les deux airs bien en place. Les huit personnages prennent violemment vie grâce à la souplesse de jeu et la présence physique d’artistes lyriques bien trempés tout à fait dans leur emploi théâtral. La jeune Measha Brueggergosman campe une étonnante Jenny, sa belle voix douce en contraste avec son image imposante, et son association à Michael König, excellent au troisième acte, donne lieu à un des instants les plus purs et les plus émouvants du drame lors des adieux de Jim, libre penseur désargenté injustement condamné à mort. Le trio des fugitifs criminels, tout puissant à Mahagonny, est une réussite d’équilibre physique et vocal, Jane Henschel une Leocadia diabolique, Donald Kaasch un «auguste» un peu plus en retrait comme il le faut, le troisième larron, Trinity Moses, bénéficiant de la prestance et de la voix de velours sombre d’un Willard White toujours aussi impressionnant.
Les éclairages – zones violemment mises en lumière dans un chiar’oscuro permanent – ont dû compliquer la tâche des cadreurs d’Andy Sommer, mais le film rend bien compte des événements grâce à de nombreux plans rapprochés et plans moyens, cela malgré la rareté des vues d’ensemble, point de vue normal du spectateur, qui peuvent parfois manquer ici à la clarté de l’action. On apprécie cependant les mouvements d’ensemble et le jeu bien dirigé du Chœur du Teatro Real, et, tout autant, la limpidité de sa prestation vocale.
C’est une production audacieuse qui rend compte au XXIe siècle de l’esprit qui animait Brecht en 1927, les différentes strates de son texte allégorique et démonstratif toujours illuminées par le commentaire ironique ou le contrepoint en subtil décalage dramatique de la riche musique de Kurt Weill. Et l’irrésistible ascension de Pablo Heras-Casado est à suivre.
Le site de la Fura dels Baus
Le site de Pablo Heras-Casado
Christine Labroche
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