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09/26/2011 «American Music»
Steve Reich : Different Trains for string quartet and tape
Samuel Barber : Quatuor à cordes en si mineur, op. 11
George Crumb : Black Angels, Thirteen images from the dark land for electric quartet (Images I)
Quatuor Diotima : Yun-Pen Zhao, Naaman Sluchin (violon), Franck Chevalier (alto), Pierre Morlet (violoncelle) – Hugues Deschaux (son)
Enregistré au Théâtre d’Orléans (avril 2011) – 67’19
Naïve V5272 – Notice (en français et en anglais) de Renaud Machart
Must de ConcertoNet
L’excellent Quatuor Diotima consacre son plus récent enregistrement à un programme profondément américain, saluant non seulement la patrie des trois compositeurs mais leur célébrité au-delà des frontières et, peut-être en premier lieu, leur esprit d’indépendance. Le propos de chacun des trois compositeurs reste singulier, au-delà ou à l’écart d’écoles reconnues. En marge du répertoire, chacun de ces quatuors nourrit encore à sa manière le débat musical.
Le Quatuor (1936) de Samuel Barber (1910-1981) peut paraître plus conformiste. Le compositeur y met en valeur les qualités mélodiques des quatre instruments, négligeant quelque peu les possibilités contrapuntiques du quatuor, mais, malgré les accents néoromantiques qui s’y ajoutent, l’originalité vient de la structure en deux mouvements à tempo instable. Le premier mêle intimement deux thèmes de caractère opposé, l’un énergique et rythmé, l’autre d’un lyrisme nostalgique, que l’on retrouve soudain enchaînés, en une coda récapitulative Molto allegro, à l’inoubliable deuxième mouvement. Dans son contexte original, le chant de l’Adagio garde une pureté intime souvent perdue lors de la version pour orchestre à cordes, célébrissime, ou celle pour chœur. Barber lui-même ne fut jamais entièrement satisfait de son œuvre mais l’interprétation finement sculptée des Diotima lui confère une cohérence et une puissance discrète à l’abri de tout pathos malvenu.
Steve Reich (né en 1936) et George Crumb (né en 1929) s’éloignent bien davantage de la conception habituelle du quatuor dans la mesure où ils font appel à l’électronique, à d’autres sources de son et à la voix humaine. Toutefois, Crumb en reste à l’effectif de quatre exécutants alors que Steve Reich revendique un premier pas important pris dans la direction d’une «nouvelle sorte de théâtre multimédia combinant documentaire, musique et [en projet] vidéo». Les trois volets de Different Trains (1988) évoquent les trains de son enfance pris pour rejoindre l’un ou l’autre de ses parents divorcés (I) avec, en sinistre écho, les trains pris parallèlement par les enfants, juifs comme lui, en Europe pendant la guerre (II) et le témoignage des rescapés, réfugiés aux Etats-Unis (III). Le traitement par strates, enregistrées ou en direct, met en jeu des techniques répétitives minimalistes, très proches des cellules sans cesse renouvelées des rythmes ferroviaires. Le matériau provient de mélodies du parler notées musicalement à la Janácek lors d’entretiens avec les concernés dont on entend les voix par bribes dans un échantillonnage à répétition qui comprend également des sons étrangers provenant de trains des années 1940. Le Quatuor Diotima offre simultanément quatre prestations, trois sur la bande magnétique multipiste et une en direct en contrepoint itératif de celle-ci. C’est un tour de force litanique d’une heureuse complexité réussi grâce à la maîtrise, à la régularité tenace et à la précision rythmique des quatre musiciens tant à l’écoute l’un de l’autre.
L’écoute attentive qui existe entre les quatre membres du Quatuor Diotima est essentielle à toute interprétation de Black Angels (1970). Ecrit pour un quatuor à cordes «électrique» prenant par ailleurs des instruments de percussion à puissance variée (tam-tams, maracas et jeux de verres de cristal), il exige un travail d’autant plus raffiné sur les timbres et sur les dynamiques, et des techniques de jeu virtuoses d’autant plus finement nuancées. Les Diotima y ajoutent un sens du phrasé et une intensité expressive intériorisée tout à fait essentiels. George Crumb composa son quatuor en pleine guerre du Viêtnam et, en plus d’un profond regret devant la mort «in tempore belli», il y exprime une idéologie et une morale à portée universelle. S’il enfreint les limites du genre, la raison en est là: l’exquise hybridation de l’inventive palette sonore évoque toutes les nations. Ainsi, aux fines gradations, violentes ou délicates, denses ou éthérées, se mêlent les voix des quatre instrumentistes comptant dans toutes les langues. L’inspiration de Crumb touche au programmatique mais ses exigences compositionnelles restent des plus strictes. La mise en musique du Bien et du Mal, Dieu et le Diable, entraîne un symbolisme numérologique autour du 7 et du 13 exprimé dans certains motifs et par une structure rigoureuse. Doublement palindromique sur le plan instrumental, l’œuvre se divise en treize «images» (6+1+6) aux titres poétiques, les première et treizième thréniques, le thrène du volet central appartenant aux deux. Leur propre instrument en main dans une alternance de quatuors, trios, duos ou solos, les membres du Quatuor passent de cordes à percussion à cordes avec la grande souplesse nécessaire sans perdre le sens de la phrase musicale ni perdre de vue la profondeur des sentiments. C’est un exploit. L’œuvre est étonnante, inquiétante, irréelle et tout à fait à part. Les quatre musiciens en privilégient la force dramatique et la beauté ciselée, leurs attaques nettes, leur détermination grande.
C’est un programme d’une grande richesse qui a une valeur de document musical – chacun des trois quatuors a marqué son époque. S’il en existe plusieurs enregistrements séparés, non seulement le Quatuor Diotima a eu la bonne idée de les réunir mais son interprétation, en particulier pour Black Angels, se situe parmi les plus fines. La prestation de l’ingénieur du son est à saluer tant pour la clarté de l’empilement sonore de Different Trains que pour la belle transparence de l’œuvre de Crumb.
Le site du Quatuor Diotima
Le site de l’Association des amis de Samuel Barber
Le site de Steve Reich
Le site de George Crumb
Christine Labroche
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