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09/01/2011 Heinz Holliger : Trema
György Ligeti : Sonate pour alto
Franco Donatoni : Ali
Helmut Lachenmann : Toccatina
Giacinto Scelsi : Manto
Geneviève Strosser (alto)
Enregistré à l’Espace de projection de l’IRCAM, Paris (10-12 décembre 2009) – 71’21
aeon AECD 1100 (distribué par Outhere) – Notice en français et en anglais de Geneviève Strosser et de Martin Kaltenecker
Depuis le début du XXe siècle, le répertoire pour l’alto s’est considérablement enrichi. Geneviève Strosser, altiste de renom, témoigne de la présence vive de son instrument en présentant ici cinq pièces pour alto seul de compositeurs représentatifs de courants caractéristiques de la seconde moitié du siècle dernier. Mise en exergue, la pièce la plus récente, la Sonate (1991-1994) de György Ligeti est aussi la plus imposante à la fois par la durée (plus de vingt minutes) et par l’importance musicale que l’on peut à juste titre lui accorder.
Abordant l’alto pour son caractère propre, bien distinct de celui du violon, les cinq compositeurs tiennent compte de son «étrange âpreté compacte, un peu rauque» (Ligeti), l’écriture de chacun insistant sur une potentialité différente: Heinz Holliger (né en 1939) le flux, torrentiel et dédoublé, Franco Donatoni (1927-2000) la métamorphose du trait, Helmut Lachenmann (né en 1935) le geste technique in terra incognita, Giacinto Scelsi (1908-1988) la célébration du son et de la réverbération et Ligeti (1923-2006) une fertile exploitation distanciée de la viscéralité d’un sentiment national.
Geneviève Strosser attaque avec virtuosité les trilles et trémolos de Trema (Holliger, 1981) un perpetuum mobile agité qui laisse transparaître un autre rythme plus calme très momentanément dominant. C’est un tour de force extraordinaire de minuscules battements d’ailes infatigables, superbement contrôlés au fur et à mesure d’une lente progression harmonique. La musicienne s’attache davantage aux techniques tout aussi virtuoses de la production timbrale lors des motifs en boucle du diptyque Ali (Donatoni, 1977) qui s’accumulent, se réduisent et s’évanouissent pour réapparaître incomplets et inattendus dans un jeu de cache-cache fantasque. La Toccatina (1986) de Lachenmann était à l’origine pour violon seul mais Geneviève Strosser obtint l’aval du compositeur en démontrant avec maestria que l’adaptation à l’alto est une évidence tant cette recherche de sons encore inouïs exploite les aspects physiques de l’instrument à cordes, du bois de sa facture à la vis de l’archet en passant par le point de tension extrême des cordes. C’est une aventure de son, de rythmes brisés et de silence qui s’élève volontairement en contraste aux gestes du «beau son» de l’enseignement traditionnel. L’accent reste encore sur la qualité du son lors de Manto (Scelsi, 1957), l’expérimentation dynamique et sonore prenant le pas sur la note, le motif et la forme. En trois volets, les deux premiers jouent sur la qualité hypnotique des sons étirés pour créer une impression de quête mystique et vagabonde, les doubles cordes engendrant des intervalles étranges et de subtils frottements harmoniques. L’altiste intériorise la quête, son interprétation intuitive à l’écoute de la résonance des sons évanouis. Elle joint sa voix à l’alto lors de l’incantation primitiviste du troisième volet, opération délicate tant serait-ce à souhaiter que les deux voix se fondent dans un jeu de timbres unique.
Dans la Sonate de Ligeti, le goût d’explorations pionnières s’allie à un retour sur les sources et ressources autant de l’instrument que du compositeur lui-même. Longue plainte sinueuse sur la seule corde de do, «Hora lungâ», le premier de six volets contrastés organisés comme une suite baroque, fait directement référence à son pays natal par son titre et par la nature de son chant, nature accentuée encore lors des modulations amères du troisième volet, le pseudo-tonal «Fascar», cantabile ed espressivo. Geneviève Strosser aborde les deux sans complaisance avec une émotion contenue. Avec un sens du phrasé exemplaire, elle s’adapte avec dextérité et souplesse à la complexité accelerando des rythmes changeants du deuxième volet, «Loop», les doubles cordes sonnant sous ses doigts comme un instrument âpre et expressif d’une tradition populaire imaginaire. Il lui faut trouver une agilité encore plus grande pour aborder le quatrième, «Prestissimo con sordino», rapide continuum acrobatique, sur certains points comparable à la pièce éponyme pour clavecin de 1968. Les lumières aveuglantes et les ombres projetées en écho du cinquième volet («Lamento») cachent un concentré assez sauvage de sonorités balkaniques, africaines et exotiques et c’est un même caractère débridé qui ressort de la «Chaconne chromatique» finale, danse tournoyante sur basse continue interprétée toujours avec la grande force expressive nécessaire. On n’en oublie pas la superbe version de Tabea Zimmermann, l’inspiratrice de la Sonate (Sony), mais cette nouvelle lecture se compare tout à fait favorablement à celle de Garth Knox, incisive (Montaigne), ou à celle de l’éloquent Antoine Tamestit (Ambroisie).
Le récital de Geneviève Strosser est précieux à plusieurs titres. Tout en attirant l’attention sur cinq compositeurs célèbres dont le détail de l’œuvre est encore trop peu connu, avec la possible exception de György Ligeti, il met en valeur l’alto dans tous ses états grâce à un programme rare qui présente cinq explorations musicales différentes, toutes emblématiques des préoccupations de nombreux compositeurs qui depuis la Seconde Guerre mondiale cherchent à ouvrir de nouvelles voies en parallèle à celle d’un système tonal rigoureusement appliqué. La maîtrise technique de Geneviève Strosser, son exigence, son expressivité et sa compréhension profonde des cinq œuvres, peut-être ardues, lui permettent d’en proposer un éclairage pénétrant.
Christine Labroche
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