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09/12/2010 «Gallois #3»
Olga Neuwirth : In Nacht und Eis – zefiro aleggia...nell’infinito... – Torsion
Daï Fujikura : The Voice
Bruno Mantovani : Un mois d’octobre
Pascal Gallois (basson), Dimitri Vassilakis (piano), Rohan de Saram (violoncelle), Deutsches Symphonieorchester, Brad Lubman (direction) – 62’24
Enregistré à l’Ircam, Paris (2007) et en public à Berlin (19 janvier 2007 [ zefiro allegia...nell’infinito...])
Stradivarius STR 33799 (distribué par Distrart)
«Gallois #3» est le troisième et, pour l’instant, le dernier d’un ensemble de disques consacré à des œuvres récentes pour basson, seul ou accompagné, enregistrées entre 2000 et 2007. Le premier s’articule autour de Boulez, le deuxième autour de Berio et ce dernier autour de la compositrice autrichienne Olga Neuwirth (née en 1968). Les deux compositeurs qui se joignent à elle sont essentiellement de la même génération – Bruno Mantovani (né en 1975) et Daï Fujikura (né en 1977) – les trois à la pointe de leur art et de leur profession. Pascal Gallois en s’adressant à ces trois compositeurs fait faire encore un pas en avant à son instrument: leur musique, fermement ancrée dans le présent et tournée vers l’avenir, prend la suite de celles de leurs aînés avec une nouvelle audace technique et conceptuelle qui, tout particulièrement dans le cas de Neuwirth, met l’auditeur devant l’inouï. D’une grande complexité jamais gratuite ou aride, les cinq pièces offrent une lisibilité qui témoigne de la cohérence et de la conviction de leur pensée créatrice.
Les trois œuvres d’Olga Neuwirth surgissent d’un matériau commun, par ce fait, selon Gallois, de «fabuleuses démonstrations de richesse inventive». Les éléments thématiques partagés subissent un traitement radicalement différent à commencer par l’effectif qui va du basson seul à l’orchestre. Que ce soit avec le violoncelle de la première pièce – violoncelle aux sonorités, parfois sèches, métallisées par un modulateur à anneaux –, l’orchestre de la deuxième ou le bref ajout d’une lointaine musique extrinsèque (sur support CD) pour les deux dernières, les trois ensembles laissent, au-delà de leurs différences, une forte impression distanciée d’acier, de vent âpre, de soleil blanc et de lumière oblique vivifiés de bouillonnements exubérants, de noirs tourbillons, d’éclats tourmentés, et de houles océanes. C’est une impression d’une certaine beauté dont le caractère épique s’apparenterait au poème symphonique malgré la marche en avant d’une écriture innovatrice et audacieuse. Les titres prennent soudain une nouvelle importance et remettent en mémoire la fascination de la compositrice pour d’autres modes d’expression artistique qui l’inspirent, en premier lieu, par leurs procédés architecturaux et temporels: les arts visuels – en priorité le cinéma et la sculpture – et la littérature. Confrontés au spectaculaire In Nacht und Eis (2006) pour basson et violoncelle, les cinéphiles penseront aussitôt au film allemand éponyme de 1912 (et donc au désastre du Titanic); par son titre même, peut-être l’essence du dernier soupir du Leopardi d’Il tramonto della luna, zefiro aleggia...nell’infinito... (2004) pour basson et orchestre donne une certaine orientation à l’écoute; par sa structure, Torsion (2003-2005) pour basson seul révèle une référence à deux sculptures constructivistes de Naum Gabo.
Olga Neuwirth, autrefois trompettiste, a un sens prodigieux du souffle et des possibilités extrêmes des instruments à vent et son écriture pour le basson ouvre de nouveaux horizons. Connaissant la maîtrise et la grande virtuosité de Pascal Gallois, elle explore la respiration circulaire et les modes de jeux les plus avancés, tels les multiphoniques, tremolos prolongés et autres glissandos, d’une manière si nouvelle que le basson sonne comme un instrument encore inouï à la souplesse vertigineuse et aux chatoyantes couleurs inconnues. Le dialogue labyrinthique avec le violoncelle ou avec l’orchestre, mordant, brutal ou lyrique, étiré, raréfié, plein ou fragmenté, s’équilibre grâce dans un premier temps aux recherches timbrales mais aussi à la prouesse de musiciens tels Rohan de Saram, longtemps violoncelliste du Quatuor Arditti, et ceux du Deutsches Symphonieorchester capté ici en direct sous la baguette intelligente de Brad Lubman. La surimpression de quelques bribes éloignées de musique klezmer étonne et détonne mais le heurt est volontaire, le basson seul ou avec l’orchestre adoptant momentanément par osmose de dansants rythmes éphémères.
La pièce de Daï Fujikura, jeune compositeur japonais établi actuellement en Angleterre, oppose un style fragmenté presque pointilliste à un soudain lyrisme poétique. The Voice (2007) est la création d’une seule voix nouvelle par l’alliance, voire l’alliage, du basson et d’un violoncelle cette fois aux sonorités plus classiques. Rohan de Saram se montre le parfait complice de Pascal Gallois, le violoncelle terminant les phrases du basson, ou inversement, l’un le support de l’autre, son étrange écho ou sa résonance malgré les voix au départ si contrastées. La différence entre les sonorités du basson et du piano est sans doute plus radicale mais Bruno Mantovani l’accentue encore en tablant, dans la première partie de sa composition, sur ce qui est impossible au piano: les glissandos du basson ou les longues tenues dues à la respiration circulaire. Il crée ainsi une pièce d’un dramatisme intrigant d’autant plus que la seconde partie inverse les rôles: le piano, comme dans la courte introduction, se prolonge dans la résonance et le basson s’ébroue en doubles croches énergiques. La partie de piano est belle et le jeu souple et expressif de Dimitri Vassilakis met en valeur sa poésie énigmatique. Créée au festival «Octobre» au Havre au mois d’octobre de l’an 2000, Un mois d’octobre en est le titre sans surprise.
L’interprétation maîtrisée de cinq œuvres hautement originales ne peut que faire de ce riche programme un enregistrement d’exception. Il plaira en premier lieu aux bassonistes mais tous peuvent en apprécier les profondeurs et les qualités expressives. Malgré les propos tout à fait intéressants du principal interprète, recueillis en entretien, la notice est encore une fois lacunaire. On regrette l’absence d’une présentation plus formelle des œuvres, à commencer par les dates. La prise de position, est-elle celle de Neuwirth qui préfère «[s]’adresser à des hommes conscients de leur pensée, pensant par eux-mêmes et qui cherchent par-dessus tout dans la musique et dans l’art le reflet de l’homme en quête»? L’impact direct de ce programme la justifierait.
Le site d’Olga Neuwirth
Le site de Daï Fujikura
Le site de Bruno Mantovani
Christine Labroche
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