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05/20/2010
Bernard Fournier (en collaboration avec Roseline Kassap-Riefenstahl): Histoire du quatuor à cordes. /3/ De l’entre-deux-guerres au XXIe siècle

Fayard, Collection Musique – 1 550 pages, 40 €





Le troisième et dernier volume de l’Histoire du quatuor à cordes de Bernard Fournier constitue un exploit extraordinaire. Riche, fouillé, aussi objectif qu’il est possible de l’être, ce dernier volume est en même temps une histoire de la musique de 1900 à nos jours présentée avec une prise de distance et une clarté de vision rares. L’érudition, la rigueur et la sensibilité musicale de Bernard Fournier s’ajoutent à sa connaissance pratique et à sa conception esthétique du quatuor à cordes pour faire de cet ouvrage un domaine privilégié pour tout musicien, musicologue ou mélomane qui choisira de s’y aventurer. De la première page à la dernière, c’est une somptueuse offrande musicale, factuelle et littéraire.


Les trois volumes de l’Histoire du quatuor à cordes sont un même ouvrage dans une même continuité chronologique et géographique. La première partie de ce troisième volume prend le relais du deuxième en poursuivant, par zone géographique et par école nationale, l’examen entrepris de l’état du quatuor à cordes entre 1870 et l’entre-deux-guerres. Le deuxième volume prend fin en France, le troisième s’ouvre sur la Grande-Bretagne puis sur la Russie et jusqu’en Amérique du Sud. La deuxième partie se consacre au «quatrième moment du quatuor à cordes», de 1945 à 2009. Avant de reprendre dans la dernière section l’examen systématique de la vitalité du quatuor par continent et par pays, Fournier présente les visages multiples d’un nouveau quatuor entre respect et rupture par rapport à la tradition. Viennent en illustration trois compositeurs d’un «classicisme contemporain», tel Chostakovitch, et vingt-trois «modernes d’avant-garde» qui ont «significativement enrichi la littérature du genre par une contribution à la fois originale et féconde, chacun ayant ouvert une piste nouvelle», aussi différents que l’aîné et le plus jeune, Scelsi et Ferneyhough.


Les introductions aux deux parties et aux différentes sections proposent un tableau général de la réalité musicale et idéologique de ce qui va suivre à la lumière de la situation géographique, socio-politique et économique, ce sans diminuer l’importance de l’aspect hétéroclite des différents courants ou affinités musicaux parfois poussés jusqu’à une hyperindividualisation frappante. Ces pages constituent une véritable histoire de la musique concentrée et précise. Au-delà, l’histoire du quatuor continue de se construire au moyen d’une présentation claire de tel ou tel compositeur ou ensemble d’œuvres, et d’un commentaire détaillé, qui peut aller jusqu’à l’analyse, de nombreux quatuors individuels, sélectionnés en fonction de l’exigence de leur écriture et de leur nécessité intérieure. L’ensemble se systématise grâce à un plan d’ensemble d’une logique sans faille et à la régularité d’emploi de points de repère référentiels. Une signalétique invariable ajoute à la clarté des différents tableaux, alphabétiques pour les compositeurs d’un pays, synoptiques pour un ensemble d’œuvres. Imprimées en caractère plus petits, les analyses pointues se détachent d’un coup d’œil du texte général. Le corps de l’ouvrage s’accompagne d’un «Aperçu bibliographique» déjà très fourni et d’un imposant index des noms propres.


Proches de l’exhaustif en première partie, les choix qui structurent les deux tiers de l’ouvrage se sont souvent imposés, la musique du XXe siècle ayant en quelque sorte déjà ses classiques, mais le dernier tiers présente la situation contemporaine depuis 1950 jusqu’en 2009 dans le monde entier, les nombreux compositeurs de nationalités diverses étant souvent encore en activité, ce qui entraîne une obligation de prises de position. L’objectivité de l’auteur reste néanmoins remarquable et, comme depuis le début de cette entreprise accomplie, la représentativité et la quasi-exhaustivité de son inventaire ne peuvent guère être prises en défaut, malgré l’existence probable de quelque œuvre rare, aux beautés inconnues à ce jour. Son choix heureux met en évidence certaines œuvres que l’éloignement, les partis pris ou des frontières presqu’infranchissables tiennent toujours dans une ombre relative – celles de Maconchy, de Rosenberg, de Weinberg, de Ge Gang-Ru, ou plus près de nous en France, de Boisgallais ou d’Isabelle Fraisse, par exemple.


Sa méthode peut se comparer aux prises de vue cinématographiques qui vont du panorama et du plan général au très gros plan, voire à l’insert. Ainsi l’étude d’un pays part de la situation générale de l’époque avant d’aborder la sphère musicale et les courants stylistiques; l’étude du compositeur le situe parmi ses pairs avant d’aborder sa carrière et ses solutions personnelles dont celles à quatre voix; l’étude du quatuor part de l’ensemble de la production du compositeur avant d’aborder l’œuvre et éventuellement une analyse minutée à l’occasion jusqu’à la seconde de la version de référence. Le lecteur y gagne une compréhension approfondie d’œuvres individuelles qui, comme les quatuors de Chostakovitch, ont acquis le relief et la densité de leur raison d’être circonstanciée. Le foisonnement ou la relative absence du quatuor, l’attitude face à la tradition musicale, les similitudes et les différences d’esthétique entre les pays et entre les compositeurs trouvent leur explication et leur justification dans une géopolitique internationale et musicale née des contextes historiques et des causes et des conséquences des grands événements du siècle, notamment les deux guerres mondiales, 1917 et 1989.


Sous la plume exigeante et rigoureuse de Bernard Fournier, la complexité garde sa richesse mais s’éclaire de mille feux. Son style est clair, fluide et évocateur. Il a le don du mot juste. Sur le plan technique, il donne néanmoins des explications précises quant à l’acception dans laquelle il utilise systématiquement tel ou tel terme ou association de termes, par exemple moderne ou moderne-d’avant-garde. Un choix judicieux de vocabulaire plus imagé cerne le caractère d’un quatuor de manière poétique mais efficace. Il excelle dans le portrait en une seule phrase juste et révélatrice. Sa sensibilité affleure jusque dans les moments les plus analytiques, la musique vit à travers ses paroles et le lire n’est pas seulement instructif, c’est un plaisir.


Bernard Fournier, dont la référence absolue reste Beethoven, estime qu’il n’existe pas de grand quatuor sans forme structurée et, que celle-ci soit classique, organique, arborescente, de fragment ou tout originale dans la foisonnante diversité de notre époque, elle doit refléter la cohérence de la pensée créatrice et offrir une lisibilité à l’auditeur averti. Que l’écriture relève de l’esthétique du son (Scelsi) ou de l’esthétique de la note (Carter), les qualités idiomatiques du genre comprennent le son homogène, le dialogue instrumental et la quaternité de la forme; il est possible d’y contrevenir mais une transgression de l’idiome se doit de transcender le genre. L’«anti-quatuor» de Holliger met en scène les derniers râles d’un genre moribond (en quoi il se trompait), mais l’architecture reste solide et sa démarche inspirée. En revanche, l’empilement de sons hétéroclites du Different Trains de Reich subordonne le quatuor à un nouveau type de théâtre audio-documentaire. Certains courants ne conviennent pas au quatuor. Les compositeurs de l’esthétique spectrale l’ont implicitement reconnu mais Fournier déplore l’hédonisme de certains minimalistes qui se joignent aux postmodernes dans une production homophone basée sur la facilité et sur un certain opportunisme. Il déplore tout autant la sape des assises traditionnelles du quatuor pratiquée par une certaine avant-garde radicale soucieuse seulement du degré de complexité ou de l’abrasif des sons alors que l’écriture expérimentale d’un Boucourechliev sait sublimer le quatuor à forme ouverte. Le «vrai quatuor» à cordes reste d’une étonnante vitalité de nos jours.


Toute notre reconnaissance va à l’auteur de cet impressionnant ouvrage qui ne pouvait voir le jour sans une ténacité, une rigueur, une perspicacité, une sensibilité et une érudition hors pair. C’est un livre de référence et le plus fin des guides qui intensifie chez le lecteur enrichi le désir de connaître et d’approfondir et le désir d’entendre.


Christine Labroche

 

 

 

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