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04/27/2010
Lettres à Jean Cras, « le fils de mon âme »
Henri Duparc
Présentation et annotation de Stéphane Topakian, préface de Guy Sacre
Symétrie, collection Perpetuum mobile – 181 pages, 30 €





De 1901 à 1924, Henri Duparc (1848-1933) et Jean Cras (1879-1932) entretiennent une correspondance que Symétrie publie amputée des lettres de ce dernier, brûlées lors de l’incendie du château de Mondégourat entre les deux guerres. Qu’importe, celles du maître à son disciple, baptisé « le fils de mon âme », se lisent dans l’ordre chronologique sans que cette absence ne constitue un frein. A l’aube du XXe siècle, Duparc a derrière lui sa poignée de mélodies, qui forment l’essentiel de son catalogue, et se mure déjà dans un étrange silence créateur. Cras a, pour sa part, un peu plus de vingt ans, soit une trentaine de moins que l’estimé compositeur qui accepte, avec bienveillance et une exquise politesse, de lui prodiguer des conseils. Le jeune officier, qui hésite entre une carrière dans la Marine ou dans la musique, trouve un mentor, voire un père spirituel, qui l’encourage avec fermeté, mais clairvoyance, de poursuivre sa formation militaire sans pour autant rompre avec la composition. Cras, qui mènera donc brillamment les deux activités, aurait-il été le même créateur s’il s’était engagé dans la voie d’un Roussel ?


Au début dominée par des considérations techniques, cet échange épistolaire, ponctué de fréquentes rencontres, glisse progressivement vers une solide et respectueuse amitié, chacun étant constamment soucieux de ne jamais blesser l’autre. Aux nouvelles – Cras ne cesse évidemment de voyager au contraire de Duparc, plutôt casanier – et actualités politiques et musicales (création de Pelléas et Mélisande, représentations du Ring évoquées avec humour) se mêlent des réflexions, toujours posées en termes choisis, sur ce que doit être un artiste et la beauté en musique. Le mot « âme » revient d’ailleurs tel un leitmotiv : la musique doit en provenir et s’y adresser. Les avis du vieil homme sur Berlioz, Gluck, Debussy, Roussel, Beethoven et surtout Bach ainsi que sur ses contemporains, comme Messager et d’Indy, sont particulièrement intéressants. Par cet intermédiaire se développe ainsi une filiation indirecte entre Cras et Franck.


Malgré la déférence dont témoigne son ami, Duparc fait preuve de modestie (« On n’est pas "maître" pour avoir écrit un poème symphonique et une douzaine de mélodies ») et s’excuse sans cesse d’être aussi « gaga », « flapi », de n’être plus qu’un « légume ». Le mystérieux handicap cérébral dont fut victime ce fondateur de la Société nationale de musique lui rendait l’écriture de plus en plus difficile (« je fais ce que je peux ») voire impossible. La rédaction des lettres pouvait ainsi s’étaler sur plusieurs jours, tant l’exercice lui était pénible. Dans les dernières, il se demande d’ailleurs si la plume touche bien le papier ; le travail de transcription n’en fut que plus laborieux. Néanmoins, le vocabulaire est choisi et la pensée claire. Il est d’ailleurs étonnant que même au terme de cet échange, les lettres restent longues, mais jamais déstructurées, et riches de connaissances. Bien sûr, l’antisémitisme et la haine des Boches (son opinion sur Richard Strauss !) de Duparc peuvent agacer mais comme l’invite Guy Sacre dans sa remarquable préface, ne faut-il pas tenter de comprendre, à défaut d’excuser, au regard du contexte particulier de l’époque ?


Deux œuvres reviennent régulièrement dans les dernières années, l’une de Duparc, son opéra La Roussalka, détruit, et l’autre de Cras, Polyphème, achevé et enregistré chez Timpani (3C3078). Le maître suit attentivement, avec passion et en formulant maints conseils appuyés, la genèse de cet ouvrage, comme s’il souhaitait qu’il soit aussi un peu le sien ou, du moins, qu’il atteigne l’idéal qu’il assignait à sa Roussalka, à laquelle il renonça par crainte qu'elle ne fût défigurée par une scénographie inadaptée. A l’approche de leur fin respective, le recueil est émouvant surtout que des deux, c’est Cras qui disparut le premier, inopinément, alors que Duparc a terminé sa vie quasi paralysé, aveugle et profondément mystique – il n’aurait rien su de la disparition de son ami. « Œuvre courte, vie interminable » : l’aphorisme de Bernard Gavoty prend tout son sens et éclaire la fondamentale différence avec Cras, dont le catalogue est plus fourni et la vie plus brève.


Réalisé en collaboration avec le désormais incontournable Centre de musique romantique française au Palazzetto Bru Zane, dont le logo orne de plus en plus livres et disques, cette nouveauté bénéficie d’un soin éditorial de premier ordre qui ne surprend pas de la part de l’éditeur lyonnais : à une belle iconographie (même s’il n’y a qu’une seule photo de Duparc) et des annexes conséquentes, notamment cet extrait d’une lettre de Cras à sa femme datée du 29 mars 1922 dans laquelle il lui relate une rencontre émouvante avec le vieux compositeur, se joignent un index des personnes et des œuvres, des repères biographiques, une bibliographie ainsi qu’une discographie. Stéphane Topakian, le fondateur de Timpani, signe les annotations, éclairantes, précises et documentées. A lire séance tenante pour mieux connaître tant Duparc que Cras et se plonger dans la vie culturelle française, en particulier parisienne, de la Belle Epoque à l’entre-deux-guerres avant de partir à la découvertes de toutes les compositions dont cette passionnante correspondance divulgue maintes informations et anecdotes précieuses.


Sébastien Foucart

 

 

 

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