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09/27/2009 «Alfred Brendel plays and introduces Schubert», volumes 3 (#) et 5
Franz Schubert : Sonates n° 20 «Fantaisie», D. 894 (#), n° 22, D. 959, et n° 23, D. 960 – Impromptus (#), D. 899 et D. 935
Alfred Brendel (piano), Peter Hamm (réalisation)
Enregistré à la radio de Brême (juin 1976, juin 1977 et décembre 1977) – 137’ (#) + 103’ (dont 37’ (#) + 25’ de présentation des œuvres, sous-titrée en français, anglais, allemand et espagnol)
2 DVD Medici Arts 2057828 (#) et 2057848 – Region code 0 (worldwide) – Notice de présentation trilingue (français, anglais, allemand)
En rééditant en cinq volumes une série de treize films sur Franz Schubert tournés pour la télévision, Medici Arts documente l’art interprétatif du pianiste Alfred Brendel (né en 1931) au cours de la deuxième moitié des années 1970. Les deux DVD chroniqués ici présentent bien des caractéristiques en commun, laissant croire à l’homogénéité des autres volumes (les Sonates n° 16, 17, 18, 19 et 21, la Wanderer-Fantasie, les six Moments musicaux et les trois Klavierstücke). Ce qui aurait dû faire le prix de ces documents (les professorales «introductions» aux œuvres auxquelles se livre Alfred Brendel avant chaque opus) déçoit en partie, en raison notamment d’une réalisation sans inventivité qui présente l’artiste devant son Steinway, seul au milieu d’une salle vide : la plus-value de l’image n’est que fort limitée. Pourtant (et c’est déjà beaucoup !), les plans peu variés ne distraient jamais de la musique et se concentrent sur l’essentiel (le jeu des mains et le visage du pianiste) sans se perdre dans de périlleuses élucubrations illustratives. Quant aux «introductions» (dont le texte n’est malheureusement pas reproduit dans le livret), elles sont dites (voire lues) par un Brendel austère, se reportant à son texte manuscrit. Malgré quelques considérations péremptoires (sur ce qui est poétique et ce qui ne l’est pas, par exemple), l’analyse musicologique des œuvres, toujours érudite, se fait captivante lorsque l’interprète illustre son propos d’exemples musicaux au piano, à l’image des parallèles établis entre les Bagatelles tardives de Beethoven et les Impromptus de Schubert, entre la Sonate «Pastorale» et la Sonate «Fantaisie».
Pour le reste, on n’aura pas besoin d’épiloguer longuement sur celui qui demeure l’un des plus éminents interprètes schubertiens. Brendel fait, pour ainsi dire, le tour des huit Impromptus (1827), dont la beauté et le charme procèdent d’un respect absolu des nuances et des rythmes, dont la poésie est exaltée par un toucher onctueux et précis à la fois. L’Impromptu en fa mineur paraît dominer l’ensemble avec un calme et une concentration hypnotisants, en particulier dans la contemplation de cette main gauche qui orchestre le dialogue de la voix de l’aigu et de son pendant du grave dans un mouvement presque infini de balancier venant s’articuler au-dessus d’une imperturbable main droite. Globalement plus dynamiques, plus alertes, plus constants aussi que dans les versions ultérieures du pianiste autrichien, ces Impromptus trouvent leur voie propre vers les abysses et les contrastes du piano schubertien (lesquels seront plus radicalement dessinés, onze ans plus tard, dans l’enregistrement Philips).
La Sonate en sol majeur (1826) séduit par la gestion du rythme et la magie des multiples transformations (Molto moderato e cantabile, Menuetto). Animé par des trilles infaillibles, le premier mouvement est certainement le plus réussi, avec ses clairs-obscurs aux tempêtes toujours maîtrisées, voire domestiquées. En revanche, à la différence de ses interprétations plus tardives (voir ici), Brendel choisit dans l’Andante un tempo bien lent et des traits qu’on pourra juger trop appuyés. Quant à l’Allegretto, il apparaît admirablement tenu, mais presque trop sérieux.
La Sonate en la majeur (1828), à propos de laquelle Brendel déclare que «Schubert a découvert la fièvre en musique», est souverainement maîtrisée. Il faut dire que le pianiste autrichien est loin de découvrir l’œuvre : «ce ne sont pas des explosions de colère, des orages ou de la grêle qui s’abattent sur l’auditeur (…). Chez Schubert, ce n’est pas le ciel qui s’assombrit, c’est la conscience. Des visions d’effroi nous conduisent au bord de la folie. Elles me rappellent que le peintre Goya est mort la même année que Schubert. Ici, la musique ne reproduit pas le chaos, mais semble être autorisée au chaos dans la section médiane de l’Andante, autant que l’autorise alors le lien de la musique à l’harmonie fonctionnelle. Ce degré d’anarchie, seul Schönberg l’a peut-être dépassé dans le troisième Klavierstück de l’opus 11». Un frisson de fièvre parcoure, en effet, l’inexorable Andantino, que Brendel anime de puissance et de tension. Il anime davantage encore le bref Scherzo, conduit avec une rigueur et une force rares, alors que l’Allegro initial et le Rondo conclusif semblent traversés par la même énergie intérieure, qui tétanise à force de demeurer calme et maîtrisée, y compris dans les passages les plus véhéments.
Même sentiment d’évidence dans l’ultime Sonate en si bémol majeur (1828), où l’art des trilles (porté à un degré inouï de maîtrise) fait merveille jusque dans la résonance des silences (Molto moderato) : «l’effet d’un adieu », comme le dit si sobrement l’interprète en évoquant les deux premiers mouvements de cette Sonate, «un adieu lucide, les yeux grands ouverts et sans larmes». L’Andante sostenuto, simple et sobre (comme doit l’être «la plus belle de toutes les élégies pianistiques»), trouve également le juste ton, en maîtrisant un tempo que tant de pianistes laissent s’étirer outre-mesure, rendant possible une continuité (davantage qu’un contraste) avec les deux derniers mouvements. Dans la notice, Jeremy Siepmann analyse la précocité de la passion schubertienne de Brendel et offre la juste conclusion : «personne n’a fait plus que Brendel pour souligner la complexité et l’intensité dramatique de la personnalité musicale et psychologique de Schubert, ou pour élucider l’originalité et la logique convaincante qui caractérisent ce compositeur. Nous lui en sommes tous redevables».
Le site d’Alfred Brendel
Gilles d’Heyres
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