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08/19/2009 Toshio Hosokawa : In die Tiefe der Zeit
John Cage : Two4
Julius Berger (violoncelle), Stefan Hussong (accordéon)
Enregistré à Mainz (29 avril et 4 novembre 1996) – 50’16
Wergo WER 6617-2 ou 286 617-2 (distribué par DistrArt) – Notice en allemand, anglais et français
Le choix de Julius Berger et Stefan Hussong pour le programme de cet enregistrement se porte sur deux œuvres, très différentes de conception et de résultat, qui ont néanmoins bien des points en commun autant au niveau des affinités philosophiques et des relations orient-occident qu’au niveau de l’inspiration, des techniques et traits instrumentaux et de l’esthétique sonore.
Les deux compositeurs, de deux époques radicalement différentes, sont tout de suite reliés par le nom de Takemitsu, l’un son ami et en partie son mentor, l’autre, quoiqu’élève d’Isang Yun, Ferneyhough et Huber, son compatriote et confrère aux valeurs souvent partagées. Les deux œuvres sont presque contemporaines (1994 et 1991). Elles font sonner l’accordéon comme le shô, l’orgue à bouche japonais qui produit de longs sons à résonance de type harmonique, uniques ou complexes, étirés et évanescents, de la douceur même du léger mouvement d’air à travers les bambous tant recherché en essence par Takemitsu. Dans les deux cas, le violoncelle le pare d’un merveilleux émail ou émerge de son ombre, moiré de vermeil. Un autre point commun entre les deux œuvres c’est que dans le catalogue des compositeurs respectifs aucune n’est strictement une pièce unique. Two4 de Cage relève de la série Numbers, ensemble de quarante-sept pièces écrites entre 1987 et 1992. In die Tiefe der Zeit», composée au départ en 1994 pour violoncelle, accordéon et quatorze cordes, existe en deux versions de chambre, la première pour alto et accordéon (1996), la seconde pour clarinette et accordéon (2002). Se guidant à la version avec alto et s’inspirant de la version concertante qui leur est dédiée, Julius Berger et Stefan Hussong interprètent ici une version pour violoncelle et accordéon.
In die Tiefe der Zeit («Dans la profondeur du temps») donne à chaque son complexe «sa vie interne propre» (Isang Yun) à travers respirations, traits d’archet, et longues tenues aux timbres en constante transformation. Sans pulsation apparente, le temps, c’est l’instant et c’est la permanence, sans notion de durée – une temporalité étirée et sans repère au cœur d’un statisme incertain merveilleusement dynamique. Pourtant les lignes de force existent, fusent, se croisent, se mêlent, se superposent et se contrarient, crescendo, diminuendo, frémissantes comme la chaleur sur le désert, lancinantes, momentanément orientées comme un soudain envol d’oiseaux véloces. Le statisme étiré paraît dévolu à l’accordéon, le dynamisme au violoncelle mais si le violoncelle par nature peut tenir un rôle plus percussif, les effets, comme les registres, se partagent dans un mouvement continu, oscillant du grave à l’extrême aigu. C’est une pièce magnifique, admirablement maîtrisée par les deux instrumentistes, leur musicalité et leur expressivité remarquables.
L’absence des cordes et une prise de son plus veloutée créent ici un climat peut-être plus tempéré, plus mélancolique que la version concertante de l’œuvre, puissante et incisive, captée en direct pour Col Legno lors de la création avec les deux mêmes instrumentistes en 1994, mais peut-être ont-ils cherché, tant soit peu, à rapprocher cette version de chambre de la pièce de Cage écrite directement pour shô, instrument dont l’accordéoniste, lors de Two4, recrée toute la douceur. La puissance musicale et compositionnelle de la musique de Hosokawa est cependant manifeste à l’écoute de ces deux œuvres, l’une rigoureusement composée par une personnalité forte, l’autre composée par une personnalité tout aussi prononcée mais dont le souhait est de laisser agir le hasard à travers les choix de ses interprètes, à l’origine autour du shô soutenu ou émaillé des gestes expressifs du violon. Déjà le choix d’instruments ici relève de la liberté que Cage laissait aux musiciens.
John Cage : «Je n’entends pas la musique que j’écris. J’écris pour entendre la musique que je n’ai pas encore entendue.» Les deux instrumentistes, pénétrés de sons de gagaku et peut-être inspirés par la pièce de Hosokawa, se donnent alors toute liberté pour remplacer le violon par le violoncelle, souvent dans le registre aigu, et le shô par l’accordéon, plus proche déjà que le piano prévu en option par Cage. L’œuvre est bâtie par modules chronométrés d’un motif de jusqu’à trois notes pour le violoncelle, six simples ou complexes pour l’accordéon, une fourchette limitée d’attaques précisée pour la première note et une fourchette tout aussi limitée pour la fin d’émission de la dernière. Chaque instrumentiste appliquant les consignes à sa guise, les sons prolongés de chaque note des deux motifs créent des strates inégales, tuilées ou séparées au hasard des décisions prises peut-être dans l’instant. En fonction des deux décisions, le module pourrait ainsi débuter ou prendre fin dans un silence forcément investi. D’autres consignes concernent les techniques de jeu donnant aux timbres une coloration particulière ou encore l’indication du micro-ton souhaité au violoncelle. Cage a composé trente modules pour une durée totale d’un peu plus de trente minutes. Le résultat, c’est un enchaînement continu de constellations naissantes qui se meurent et l’effet en est hypnotique dans le meilleur sens du terme. Aucune prestation ne peut être identique. La prestation de Berger et Hussong se rapproche légèrement de l’esprit et du caractère sonore imposés par la pièce de Hosokawa – ce que la composition et les consignes de Cage rendent possible – quoiqu’avec moins de relief et de lignes de force. Ce que l’on sait des principes et des objectifs du compositeur permet de penser qu’il aurait sans doute accueilli cette interprétation avec joie.
Le programme dans son ensemble est d’une grande beauté indéfinissable – Julius Berger et Stefan Hussong la dévoilent avec efficacité, virtuosité, musicalité et conviction.
Christine Labroche
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