Back
07/31/2008 Hugo Wolf : Sélection de lieder, extraits du «Spanisches Liederbuch» (#)(*) et des «Goethe-Lieder» (§)
Dietrich Fischer-Dieskau (baryton), Hertha Klust (#), Walther Welsch (*), Rudolf Wille (§) (piano)
Enregistré à Berlin, RIAS Funkhaus (13 décembre 1953 [#]) et studio Kleiststrasse (29 novembre 1948 [*] et 11 juillet 1949 [§]) – 53’46
audite 95.600 (distribué par Intégral) – Notice de présentation en allemand et en anglais
A une époque où les enregistrements de lieder de Hugo Wolf – et, plus singulièrement encore, les références signées Fischer-Dieskau – semblent disparaître des bacs des disquaires comme des sites de vente en ligne, le «volume II» de l’édition consacrée au baryton allemand par le label audite vient remettre les pendules à l’heure. Tout au long de sa carrière, en studio (avec Jörg Demus, Gerald Moore, Daniel Barenboim, Hartmut Höll…) comme en concert (avec des pianistes aussi différents qu’Erik Werba ou Sviatoslav Richter), Dietrich Fischer-Dieskau s’est investi comme nul autre dans la musique de Wolf, en exaltant le romantisme finissant, en soulignant la modernité, en fouillant les moindres recoins, en remettant sans cesse sur le métier l’introspection des mélodies et des mots pour mieux en approcher le sens. En résulte, pour le mélomane, l’une de ces associations miraculeuses qui ont marqué l’histoire de l’art – si fragile et exigeant – de l’interprétation du lied.
Sans constituer un témoignage ultime ni même suffisant, ce que reflètent les gravures de la RIAS exhumées par audite, c’est la maturité d’un interprète pourtant très jeune. Cette maturité impressionne d’autant plus que l’incarnation vocale – d’une insolente facilité – est empreinte d’une variété infinie de nuances et d’un questionnement permanent des syllabes et des sons. Très intelligemment resituée dans le contexte de l’immédiat après-guerre par Michael Struck-Schloen (… dans une notice dont on déplore par ailleurs qu’elle ne comporte aucune traduction du texte des lieder), cette «nouvelle manière de chanter» («Neues Singen») se ressent d’emblée dans ces Wolf qui nous tombent dans les oreilles comme une évidence jubilatoire. Le «Wagner du lied» trouvait en Dietrich Fischer-Dieskau son Wanderer dévoué.
Les lieder extraits du «Spanisches Liederbuch» (1890) en livrent une illustration parfaite, bien davantage dans les onze mélodies profanes gravées à vingt-huit ans avec Hertha Klust, l’accompagnatrice fidèle, que dans la sélection de trois lieder sur des sujets religieux enregistrés avec Walther Welsch à seulement vingt-trois ans. Dans les deux cas, on déplore néanmoins un piano manquant d’épaisseur et d’imagination (le baryton trouvera plus tard des compagnons plus inspirés, quoique parfois moins fidèles au texte des partitions)... même si cela a pour vertu de grandir l’incarnation vocale ! Car la succession des épisodes du «Liederbuch» fait entendre tout ce que la technique du lied requiert, tout ce que l’expression intimiste des sentiments peut offrir dans le chant : le talent du conteur (Treibe nur mit Lieben Spott), direct sans être prosaïque (Seltsam ist Juanas Weise, Auf dem grünen Balkon), la séduction du poème d’amour (Wenn Du zu den Blumen gehst), l’abandon ivre à la mélodie, d’une voix qui serre le cœur (Wer sein holdes Lieb verloren), l’ironie mordante rendue plus percutante encore par une virtuosité dans l’articulation des mots (Herz, verzage nicht geschwind), le contrôle invraisemblable des nuances (Ach im Maien war’s), les respirations insensées mais toujours maîtrisées (Alle gingen, Herz, zur Ruh), la ferveur et le recueillement d’une mezza voce belle à en pleurer (Dereinst, Gedanke, mein, Tief im Herzen trag’ ich Pein), la douce caresse du timbre dans le medium, qui se fait progressivement émotion, douleur, vérité (Komm, o Tod, von Nacht umgeben).
Cinq «Goethe-Lieder» viennent compléter ce programme, et notamment les trois familiers Gesänge des Harfners (1889) où la voix – d’une intensité au bord de la démence – atteint les limites du cri (… comme celles des possibilités techniques de captation dans les nuances forte) : expérience sonore qui donne la chair de poule, d’une veine quasi expressionniste, d’une facilité vocale confondante, le baryton allemand habitant ces œuvres vénéneuses et décadentes avec une concentration infaillible.
Les deux Cophtische Lieder (1889) viennent conclure ce disque au même niveau d’inspiration et de justesse du ton. Car derrière les sourires ou l’humour, on sent poindre la douleur d’un compositeur au bord du chaos, marqué par une névrose de la mélodie et la répétition obsessionnelle de certains accords. Dans cette direction de l’art de Hugo Wolf, Dietrich Fischer-Dieskau empruntera des chemins plus radicaux et plus profonds dans ses enregistrements postérieurs, notamment lors du célèbre concert de 1977 avec Richter. Ce «premier jet» wolfien n’en constitue pas moins un disque magistral, à bien des égards bouleversant.
Gilles d’Heyres
|