Même si l’on savait la santé du maestro italien plus fragile que jamais en cette fin d’année 2013, la disparition, le lundi 20 janvier, de Claudio Abbado, a frappé le monde de la musique classique. Tout mélomane n’a pu que ressentir une immense douleur à cette annonce, peut-être en même temps qu’un certain soulagement, Abbado ayant parfois fini par traîner sa souffrance sur scène comme jadis Karajan dans les derniers mois de sa vie.
Car quel chef disparaît ici! On se souvient notamment de ce 20 octobre 1995 où Claudio Abbado dirigeait, pour un troisième concert parisien à la salle Pleyel, sa chère Neuvième Symphonie de Mahler à la tête du Philharmonique de Berlin. Les derniers accords s’étaient fondus dans le silence le plus absolu, provoquant presque un malaise du public, jusqu’à ce qu’un spectateur d’un certain âge – des années après, grâces lui soient rendues pour la délivrance ainsi offerte – lance un «Bravo!» qui se termina bien évidemment en ovation debout pour un miracle encore bien vivace dans notre mémoire.
Claudio Abbado naît le 26 juin 1933 à Milan au sein d’un milieu familial extrêmement cultivé. Sans remonter trop loin dans sa généalogie (encore qu’un de ses ancêtres, un certain Abbad, aurait peut-être contribué à la construction de l’Alcazar de Séville...), son père Michelangelo était violoniste professionnel et sa mère avait écrit des contes pour enfants, ses frère et sœur aînés (Marcello et Luciana) étant également musiciens. Autant dire que le jeune Claudio était né pour être artiste, lui qui, à l’âge de sept ans, avait été émerveillé par les Nocturnes de Debussy dirigées à Milan par Antonio Guarnieri.
Ayant commencé à étudier à Milan (il y joua dans un orchestre d’amateurs sous la direction d’un certain Carlo Maria Giulini) d’où il sort diplômé en 1955, il part ensuite étudier à Sienne avec Carlo Zecchi puis gagne Vienne où il suit les cours de Friedrich Gulda (piano) et de Hans Swarowsky (direction d’orchestre), en même temps que Barenboïm et Mehta. Il profita également de son séjour dans la capitale autrichienne pour observer des heures durant la manière dont travaillaient les grands chefs d’alors, se glissant même dans les chœurs du Wiener Singverein – Abbado a lui-même confessé qu’il avait une assez belle voix de baryton-basse – pour chanter le Requiem de Mozart sous la direction de Bruno Walter, la Passion selon saint Matthieu sous celle de Scherchen, la Missa Solemnis ou le Requiem allemand sous celle de Karajan. Il remporte ensuite presque coup sur coup le prix Koussevitzky en 1958, année où il est engagé comme directeur musical du Teatro Verdi de Trieste (où il dirige L’Amour des trois oranges de Prokofiev), puis le prix Mitropoulos en 1963. Deux ans plus tard, Karajan lui propose de faire ses débuts au festival de Salzbourg avec le Philharmonique de Vienne: alors que le maestro autrichien lui propose de diriger une messe de Cherubini, Abbado préfère la Résurrection de Mahler (avec la soprano Stefania Woytowicz et l’alto Lucretia West). Il reviendra ensuite chaque année sans discontinuer au festival jusqu’en 1999, généralement à la tête des Wiener Philharmoniker ou, à partir de 1991, des Berliner, ses apparitions se raréfiant ensuite en raison de ses graves problèmes de santé.
En 1968, Abbado est nommé directeur musical de la Scala de Milan, où il débuta le 7 octobre 1967 en dirigeant Les Capulets et les Montaigus de Bellini avec Renata Scotto et Luciano Pavarotti. Il contribue alors à donner une nouvelle vitalité à l’institution, profitant notamment du départ de l’intendant Ghiringhelli pour développer un nouveau répertoire et mettre en œuvre de nouvelles règles avec l’appui de ses amis Paolo Grassi et Massimo Bogianckino. C’est l’époque des grands Verdi (Simon Boccanegra et Macbeth notamment), de Donizetti, de Bellini, de Rossini bien sûr (truculente Italienne captée en 1975 avec Marilyn Horne et la bande Montarsolo, Alva et Dara). Mais ce sont aussi les œuvres du XXe siècle qui font le quotidien d’un chef ami de Nono, Berio ou Penderecki. Déjà, en février 1969, il avait dirigé l’Orchestre de la RAI, à Rome, dans Œdipus Rex de Stravinsky (avec Tatiana Troyanos dans le rôle de Jocaste) mais il profite de son passage à Milan pour créer de nombreuses œuvres comme Al Gran sole sarico d’amore de Nono. Il popularise également la Scala grâce à une politique audacieuse de prix réduits, de concerts pour les jeunes ou les ouvriers, témoignant ainsi d’un engagement politique à gauche qui ne s’est jamais démenti (même s’il n’a jamais pris sa carte au parti communiste). En proie à des tensions incessantes – certains, comme Norman Lebrecht dans son livre Maestro, voient là un coup en sous-main de la part de son rival Riccardo Muti – et à d’inutiles lourdeurs administratives, Abbado démissionne de la Scala en 1986 et gagne l’Opéra de Vienne la même année.
Là encore, il contribue à donner un nouvel élan à l’institution plus que centenaire en créant un festival de musique contemporaine (Wien Modern), en découvrant des œuvres oubliées (fabuleux Fierrabras de Schubert), en donnant des interprétations restées légendaires de Wozzeck et de la Khovantchina. Etant au même moment chef de l’Orchestre symphonique de Londres (de 1979 à 1988), Abbado est appelé par le Philharmonique de Berlin à succéder à Karajan alors que les noms de Maazel, Muti et Levine étaient les plus fréquemment cités pour prendre les rênes du meilleur orchestre du monde. Inaugurant son mandat avec une électrisante Titan de Mahler, Abbado, qui renouvellera seulement une fois son mandat (jusqu’en 2002), se lance alors dans une programmation faisant la part belle au répertoire contemporain (Stockhausen, Rihm, Ligeti...), permettant la représentation d’opéras en version de concert ou semi-scénique comme Le Voyage à Reims de Rossini, cultivant également les piliers du répertoire berlinois (Brahms avant tout, mais aussi Beethoven, Mozart et surtout Mahler qui devient son compositeur de prédilection). Si Abbado, de l’avis de la majorité des musiciens d’orchestre ayant travaillé avec lui, pouvait être ennuyeux en répétition, il donnait sans conteste le meilleur de lui-même en concert: on se souvient, là aussi Salle Pleyel, de son Requiem de Verdi ou de sa Troisième Symphonie de Mahler avec les Berlinois, moments de pur bonheur où tous vibraient à la faveur d’une légère inflexion de sa baguette ou d’un grand arc de cercle de ses bras. Le fait d’être à la tête du Philharmonique de Berlin n’a d’ailleurs pas empêché Abbado de continuer à diriger d’autres orchestres, qu’il s’agisse des Wiener Philharmoniker (n’oublions pas qu’il aura dirigé à deux reprises, en 1988 et 1991, le Neujahrskonzert) ou d’orchestres de jeunes à commencer par l’Orchestre des jeunes de la Communauté européenne, qui allait bientôt devenir le Chamber Orchestra of Europe (créé en 1981), puis le Mahler Chamber Orchestra (1986), l’Orchestre Mozart de Bologne et, phalange la plus célèbre, l’Orchestre du festival de Lucerne.
Fondé initialement par Arturo Toscanini en 1938, ce dernier ensemble, constitué autour du noyau qu’est le Mahler Chamber Orchestra, rassemble depuis août 2003, autour de la seule personnalité d’Abbado, des solistes et musiciens d’orchestre du plus haut niveau (Sabine Meyer à la clarinette, Jacques Zoon à la flûte, l’altiste Wolfram Christ, Alois Posch à la contrebasse, les membres du Quatuor Hagen...). Et chaque année, le festival de Lucerne accueille cette phalange exceptionnelle (souvenons-nous des miraculeuses Neuvième de Mahler ou Cinquième de Bruckner données ces dernières années à Paris) ainsi que d’autres orchestres de tout premier plan pour faire vivre la musique à son plus haut niveau.
Incroyable défi que celui lancé en 2003 par Abbado qui, atteint d’un cancer à l’estomac diagnostiqué en 1999, l’avait contraint à quitter les podiums jusqu’en ce mois de janvier 2001 pour diriger un poignant Requiem de Verdi à la Philharmonie de Berlin, célébrant ainsi le centenaire de la mort du compositeur italien. Depuis, Abbado avait encore allégé une gestique déjà très fluide, s’économisant au maximum, suggérant plus que dirigeant, ce qui rendait chacune de ses apparitions plus attendues et plus triomphales que jamais, qu’il s’agisse de ce génial concert avec Martha Argerich à Paris ou de cette vibrante Neuvième de Bruckner, en août dernier, qui restera donc comme sa dernière apparition au Festival de Lucerne. Abbado, qui devait diriger notamment à Paris au printemps prochain (Schönberg et Beethoven), avait dû annuler ses derniers concerts; peut-être affecté par les récentes difficultés financières de l’Orchestre Mozart de Bologne, il s’est donc éteint, au milieu des siens, dans cette même ville de Bologne, ce 20 janvier 2014, dans sa quatre-vingt-unième année.
Nul doute qu’une légende s’en est allée. Même si la vidéo et le disque nous permettront de le retrouver – nous reviendrons prochainement à la dimension artistique du maestro –, nul doute que chacun d’entre nous se souviendra avec d’autant plus d’émotion de ces moments privilégiés au concert, de ces longues secondes de silence consécutives à l’œuvre, de ce petit homme à la démarche assurée qui gagnait son podium et allait ainsi nous permettre de vivre un moment musical toujours unique: Ciao Maestro!
Extrait d’un concert à Lucerne: Claudio Abbado dirige la Neuvième de Mahler:
Chef, Dirigent, conductor: quelle que soit la langue utilisée, force est de constater que le mot cadre mal avec ce qu’était Claudio Abbado, à des années-lumière des chefs autocrates. Et cela se voyait. Qui, en observant Abbado en train de diriger, n’a jamais été frappé par sa gestique, toujours extrêmement souple, la main gauche esquissant souvent un chut devant la bouche, la main droite tenant une baguette qui invitait plus qu’elle n’ordonnait, qui suggérait plus qu’elle n’imposait? Adoptant une battue de plus en plus mesurée au fil du temps, Abbado était également un adepte de ces grands gestes des bras, de nature à relancer ou à encourager l’orchestre au moment idoine mais le laissant faire, tout en veillant bien sûr à la cohérence du discours et à l’équilibre des pupitres. De même, celui qui, dans un documentaire de Paul Smaczny, Abbado, the silence that follows the music (Arthaus Musik), confiait que le son qu’il préférait était celui de la neige qui tombe, provoquant ainsi un doux et léger froissement à l’oreille, était de nature affable et, bien qu’ayant évidemment ses propres partis pris, cherchait toujours à convaincre dans la concorde et la douceur. Qu’il s’agisse de Giorgio Strehler, Jean-Pierre Ponnelle, Ruth Berghaus ou Lev Dodine, Claudio Abbado travailla avec eux toujours en étroite intelligence et n’a, semble-t-il, jamais cherché à imposer ses vues par la force.
Offrir au lecteur une sélection des meilleurs enregistrements d’Abbado tient de la gageure puisque, à l’instar d’un Karajan par exemple, il a abordé tous les répertoires, de Bach à Nono, de Vivaldi à Rihm, passant du genre symphonique à la musique concertante, lyrique ou sacrée. L’éclectisme dont aura fait preuve Claudio Abbado s’est notamment imposé dès ses débuts officiels à la tête du Philharmonique de Berlin. Ainsi, lors d’un concert donné en décembre 1989, il dirige au cours du même programme l’Inachevée de Schubert, Dämmerung de Rihm et la Première Symphonie de Mahler. En septembre 1990, aux Berliner Festwochen, il programme La Damoiselle élue de Debussy puis Le Roi des étoiles de Stravinsky avant de diriger la Première de Brahms. Rappelons également ses cycles thématiques qui, comme celui consacré au «Mythe de Prométhée» en mai 1992, aura permis de faire se côtoyer Beethoven, Lizst, Nono et Scriabine.
Les choix discographiques proposés ici doivent donc être pris avec toute la subjectivité nécessaire même si, de l’avis unanime, certains enregistrements sont évidemment des références qu’il convient comme de juste de rappeler.
Disques (édités, sauf mention contraire, chez Deutsche Grammophon)
Béla Bartók
Même s’il a peu enregistré ce compositeur, les deux premiers Concertos pour piano gravés au mois de février 1977 avec Maurizio Pollini et l’Orchestre symphonique de Chicago demeurent une référence.
Alban Berg
Le disque paru dans la collection «The Originals», réunissant les Altenberg-Lieder et la Suite de «Lulu» (avec Margaret Price) ainsi que les Trois Pièces pour orchestre opus 6, enregistrements effectués en décembre 1970 avec l’Orchestre symphonique de Londres (LSO), est un passage obligé, témoignant des profondes affinités du chef italien avec la Seconde Ecole de Vienne. Tout aussi importante, la gravure de Wozzeck réalisée en concert à l’Opéra de Vienne en juin 1987. Franz Grundheber dans le rôle-titre, Hildegard Behrens dans celui de Marie et Heinz Zednik dans celui du Capitaine sont au sommet, accompagnés par un Philharmonique de Vienne de haute volée.
Georges Bizet
On y revient toujours mais cette Carmen est demeurée, depuis 1977, un des plus grands enregistrements d’Abbado. Avec une équipe impliquée comme jamais (entre autres, Berganza, Domingo, Milnes et Cotrubas), il cisèle une partition trop souvent galvaudée grâce également à un excellent LSO.
Johannes Brahms
Tout aussi célèbre que le précédent enregistrement, celui des vingt-et-une Danses hongroises avec les Wiener Philharmoniker s’impose sans difficulté par la beauté de l’orchestre (avril et juin 1982). Même si son intégrale berlinoise des Symphonies gravée au début des années 1990 est superbe, on préfèrera retenir le disque rassemblant plusieurs œuvres chorales, pour certaines rarement enregistrées (Nänie, Chant du destin, Chant des Parques mais aussi la Rhapsodie pour alto avec Marjana Lipovsek) auquel on peut ajouter le tout aussi rare Rinaldo (enregistré cette fois-ci avec l’Orchestre New Philharmonia au Kingsway Hall de Londres en juin 1968 pour les micros de Decca).
Frédéric Chopin
Là encore, disque exceptionnel que celui qui rassemble le Premier Concerto avec un autre Premier, celui de Liszt. Martha Argerich est au piano, Abbado dirige le LSO, l’enregistrement a été réalisé en février 1968 à Londres: un couplage enthousiasmant!
Claude Debussy
Premier témoignage discographique d’Abbado dirigeant en concert l’Orchestre du Festival de Lucerne, La Mer (couplée au disque avec une exceptionnelle Résurrection de Mahler) est ici en proie à des changements d’atmosphère incessants, la finesse orchestrale se doublant d’un souffle qui fera chavirer tout mélomane. Si le disque «The Originals» où figurent d’excellentes Nocturnes (enregistrement du 2 février 1970 réalisé à la tête du Orchestre symphonique de Boston) mérite également le détour, c’est surtout vers son Pelléas et Mélisande que l’on doit aller ensuite avec un orchestre de l’Opéra de Vienne là encore au mieux de sa forme, van Dam demeurant incomparable dans le rôle de Golaud (janvier 1991).
Paul Hindemith
Même si un vieil enregistrement de la Kammermusik n° 1 datant du 28 mars 1958 peut être exhumé (publié chez Fonit Cetra), on conseillera le très beau disque des Métamorphoses symphoniques (couplé avec des œuvres de Prokofiev et Janácek) enregistrées à la tête du LSO en février 1968.
György Ligeti
Idéal pour introduire le mélomane à l’œuvre de Ligeti, l’album «Atmosphères» permet de retrouver Abbado dans l’œuvre éponyme du compositeur hongrois ainsi que dans Lontano, les autres pièces étant dirigées notamment par Pierre Boulez et David Atherton.
Gustav Mahler
Par où commencer? Que dire qui n’ait déjà été dit sur les affinités et la profonde compréhension de Mahler par Abbado au point que, ces dernières années, l’entendre diriger autre chose relevait presque de la surprise? L’intégrale des Symphonies, avec trois orchestres différents (Vienne, Berlin et Chicago) est disponible chez Deutsche Grammophon mais il est préférable de n’en sélectionner que quelques opus épars, tout n’étant pas du même niveau dans cette somme discographique. On y a déjà fait allusion mais la Deuxième Symphonie captée à Lucerne en août 2003 est fantastique. Autre jalon majeur à notre sens (bien que plus sujet à discussion aux yeux de la critique), une magnifique Septième captée en concert à Berlin en mai 2001 avec Philharmonique de Berlin et, dans la même série, une Neuvième crépusculaire enregistrée en septembre 1999: plus d’une minute de silence avant que le public n’explose.
Felix Mendelssohn
Depuis ses premiers enregistrements des Troisième et Quatrième Symphonies à la tête du LSO chez Decca (février 1967), Abbado n’a cessé de revenir à ce compositeur pour lequel il a trouvé une vraie clarté et une fluidité tout bonnement admirables. Même si son intégrale symphonique est de très grande valeur, c’est avant tout vers le disque consacré aux Ouvertures que l’on se précipitera avec notamment une ouverture des Hébrides mélancolique à souhait.
Modeste Moussorgski
Ici aussi, terrain d’élection d’Abbado, qui signe notamment des versions de référence de Boris Godounov (avec Berlin, chez Sony) et de La Khovantchina (enregistrée en concert à Vienne, avec l’Orchestre de l’Opéra, en septembre 1989). Ensuite, deux disques d’anthologie de l’œuvre du compositeur russe publiés respectivement chez BMG (avec le LSO en mai 1980) et, encore plus somptueux orchestralement parlant, chez Sony (avec Berlin en 1997) pour une étourdissante Nuit sur le mont Chauve dans sa version originale (et vocale) non remaniée par Rimski-Korsakov.
Wolfgang Amadeus Mozart
Même s’il a enregistré de nombreux concertos pour piano (notamment avec Gulda, Serkin et Pires), Abbado n’est jamais passé pour un grand mozartien. Ses enregistrements lyriques convainquent peu. En revanche, comment passer à côté de l’album paru chez Sony qui rassemble notamment les Vingt-cinquième et Trente-et-unième Symphonies? L’élégance italienne de la direction mêlée à la finesse des cordes berlinoises en font une totale réussite, malheureusement trop méconnue.
Serge Prokofiev
Un des compositeurs de prédilection du chef milanais, incontestablement. C’est par ce compositeur qu’il devait d’ailleurs inaugurer son mandat chez Deutsche Grammophon en enregistrant une fulgurante version du Troisième Concerto avec Argerich et Berlin en mai-juin 1967 (désormais disponible avec le Concerto en sol de Ravel). Même si d’aucuns ont pu lui reprocher un peu de naïveté, la version Abbado-Aznavour de Pierre et le loup (avec d’excellents compléments comme la Première Symphonie «Classique» ou l’Ouverture sur des thèmes juifs) est magnifique. On n’oubliera pas davantage le disque de collection «The Originals» où Abbado dirige le LSO dans la cantate Alexandre Nevski et la délicieuse suite du Lieutenant Kijé.
Maurice Ravel
Claudio Abbado a toujours entretenu d’excellents rapports avec la musique de Ravel. Outre le superbe Concerto en sol gravé avec Martha Argerich, on se précipite vers son anthologie orchestrale réalisée avec le LSO dans les années 1980 (de La Valse enregistrée en novembre 1981 aux Valses nobles et sentimentales datant de novembre 1988).
Gioacchino Rossini
Un peu à l’image de Mahler, Rossini et Abbado sont deux noms depuis longtemps accolés. Si l’on souhaite un disque d’ouvertures, le premier, enregistré avec le LSO en mai 1978 (pour RCA), est préférable au pourtant disque très connu réalisé en décembre 1989 avec l’Orchestre de chambre d’Europe. Pour le reste, on n’hésite surtout pas: Le Barbier de Séville (dans la version gravée en septembre 1971 avec le LSO et Hermann Prey dans le rôle-titre), La Cenerentola (enregistrement datant de la même époque avec une Teresa Berganza exceptionnelle), L’Italienne à Alger (avec le Philharmonique de Vienne, en octobre 1987) et, bien sûr, Le Voyage à Reims dans la version réalisée avec l’Orchestre de chambre d’Europe, encore plus folle que celle réalisée avec le Philharmonique de Berlin en octobre 1992.
Franz Schubert
Là encore, que de réussites, qu’il s’agisse de l’intégrale des Symphonies ou de celle de Rosamunde (avec Anne Sophie von Otter)! On retiendra surtout Fierrabras, formidable redécouverte, enregistrée en concert en mai 1988 pendant les Wiener Festwochen, et une grandiose Messe D. 950 en mi bémol majeur avec les Wiener Philharmoniker: que celui qui n’est pas ému par l’«Et incarnatus» se dénonce sur le champ!
Piotr Ilyitch Tchaïkovski
Abbado ne passe pas pour un grand interprète de Tchaïkovski: c’est un tort. Outre une bonne intégrale des Symphonies avec l’Orchestre symphonique de Chicago (Sony), il a surtout donné des trois dernières de merveilleuses gravures avec l’Orchestre philharmonique de Vienne. On ne peut non plus passer sous silence la très poétique version du Concerto pour violon, de nouveau avec les Wiener Philharmoniker et Nathan Milstein.
Giuseppe Verdi
L’œuvre de Verdi que l’on associe le plus spontanément à Claudio Abbado est le Requiem, dont il a donné une interprétation tout à fait bouleversante (cf. notre sélection de DVD). Si l’intérêt purement discographique de ce concert (publié chez EMI) n’est pas évident, sa première version enregistrée avec les forces de La Scala de Milan est, en revanche, de très grande valeur. Quant aux opéras, ce ne sont pas les plus célèbres qui marquent la discographie d’Abbado: ni Aïda, ni Un bal masqué, ni le tardif Falstaff (avec Bryn Terfel dans le rôle-titre et les Berliner Philharmoniker) ne font le poids au regard de la concurrence. En revanche, on s’incline bien bas devant les superlatives gravures de Macbeth et, surtout peut-être, Simon Boccanegra dont les premiers accords de l’orchestre, d’où surgit la voix altière de José van Dam, méritent à eux seuls l’acquisition d’un des plus grands disques du chef italien.
Richard Wagner
Même si Abbado n’a jamais dirigé à Bayreuth et n’a guère côtoyé Wagner (hormis un tardif Tristan et un Parsifal mitigé), sa discographie wagnérienne reste marquée par un Lohengrin viennois porté aux nues, et qui s’est même payé le luxe de pouvoir être comparé à la légendaire version (viennoise elle aussi) dirigée par Rudolf Kempe! Il faut dire que l’orchestre brille effectivement de mille feux et que Siegfried Jerusalem y est idéal.
DVD
Alors que le caractère de Claudio Abbado était réservé, voire timide, c’est certainement un des chefs qui a été les plus filmés, notamment au cours des dernières années, les grands concerts du festival de Lucerne ayant par exemple presque tous été télédiffusés puis commercialisés en DVD (et Blu-ray). Ses concerts sont plus nombreux que les portraits qui lui ont été consacrés: la sélection est donc, ici aussi, difficile d’autant que les produits officiels se doublent de quelques perles et raretés disponibles sur YouTube où tout un chacun trouvera certainement son bonheur. Les DVD suivants peuvent néanmoins être recommandés.
Septième Symphonie de Gustav Mahler (EuroArts)
Captée au festival de Lucerne au mois d’août 2005, ce concert est un pur régal. Non seulement parce que la diversité des caméras du très professionnel Michael Beyer nous permet de profiter pleinement de la diversité des instruments requis (y compris la mandoline et la guitare pour la première Nachtmusik) et d’une grande variété de plans de l’orchestre, mais aussi parce que ce concert nous montre un Abbado rayonnant. Arborant le même sourire espiègle que celui que l’on voit sur les photos du petit enfant qu’il était (au début du beau documentaire italien, malheureusement non commercialisé, La magia dei suoni), Abbado dirige l’œuvre avec un bonheur de chaque instant. Evidemment, comme à l’accoutumée, ovation debout et pluie de fleurs sur le maestro et l’orchestre à la fin!
«Europakonzert» 2002 (TDK)
Chaque année, le 1er mai, jour anniversaire de leur fondation en 1882, les Berliner Philharmoniker donnent un concert de prestige dans une grande ville européenne (voir par exemple ici, ici, ici et ici). Le 1er mai 2002, Abbado était sur le podium, dans la magnifique salle du Teatro Massimo de Palerme. Outre un concert proprement dit d’une qualité exceptionnelle, on écoutera peut-être avant tout le bis, une ouverture des Vêpres siciliennes de Verdi à tomber à la renverse!
«Berliner Philharmoniker in Japan» (Kultur)
Ici encore, un concert exceptionnel, capté au Suntory Hall de Tokyo en octobre 1994. Le programme débute par une incroyable Nuit sur le Mont chauve de Moussorgski (dans sa version originale): il faut voir la manière dont l’orchestre attaque l’œuvre, Abbado emmenant l’ensemble d’une seule traite avec la force d’un typhon et la précision d’un horloger. Le reste (la Suite de L’Oiseau de feu de Stravinski et la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski) est tout aussi impressionnant: les Berliner et leur chef à leur meilleur.
Requiem de Giuseppe Verdi (EMI)
On dispose d’un récent DVD qui nous montre Abbado répéter le Requiem de Verdi en 1985, nouvelle preuve de l’attachement qu’il portait à ce chef-d’œuvre de la musique sacrée. Mais, bien évidemment, c’est vers la représentation de janvier 2001, donnée à la Philharmonie de Berlin pour le centenaire de la mort du compositeur, que nous nous tournons ici. Personne ne peut avoir oublié l’apparition d’Abbado, chancelant presque avant d’arriver à son estrade, émacié au possible, flottant dans son frac et délivrant à cette occasion une interprétation magique empreinte d’une ferveur et d’un recueillement qui était, plus que jamais, lourd de sens.
Hearing the Silence. Sketches for a Portrait (EuroArts)
Enfin, pour qui souhaiterait un portrait d’Abbado, on conseillera ce très beau DVD réalisé par Paul Smaczny, qui a d’ailleurs remporté en 2004 le prix du «Meilleur portrait» au vingt-deuxième Festival international des films sur l’art. Plus sensible que l’autre portrait de Smaczny, Abbado, the silence that follows the music tourné en 1996, le présent DVD vaut tout autant par la retenue d’Abbado, marqué par la maladie mais généralement souriant et serein, que par les interventions d’artistes amis, à commencer par Bruno Ganz, presque ému aux larmes en parlant de celui qu’il a accompagné sur scène lors de certains concerts (comme récitant d’Egmont par exemple) et qui ne ratait jamais le festival de Lucerne.